Par Joséphine Ledoux, Co-gérante du bureau d’études ENERA Conseil et co-fondatrice de la plateforme SEMLINK.
Nous nous intéressons à la consommation énergétique des bâtiments depuis maintenant près de 50 ans. Depuis le premier choc pétrolier, les réglementations thermiques se sont enchaînées, tentant de réduire la facture. Qu’elles concernent le neuf ou la rénovation, ces réglementations se sont contentées de réclamer des exigences de moyens basées sur une modélisation théorique du réel.
En tant qu’ingénieure thermicienne, spécialisée en rénovation énergétique, j’ai toujours vécu avec frustration ces heures à modéliser des consommations d’énergie théoriques de bâtiments et à calculer d’hypothétiques impacts d’économies d’énergie qui se voulaient atteindre des objectifs précis. Ces études, bien que menées avec sérieux et application, m’ont toujours paru insatisfaisantes, car les marges d’erreurs non négligeables et les hypothèses hasardeuses ne garantissent en rien la réduction calculée des consommations d’énergie dans le réel. Et ce d’autant plus que notre action est trop souvent limitée à la conception et à la réalisation de travaux qui dès la réception signée échappent à toute maîtrise d’usage.
En formulant, pour la première fois, des exigences de résultats, le décret tertiaire révolutionne les objectifs de performance.
Enfin, la réglementation se dote des moyens qui permettent de garantir de véritables économies d’énergie, sans équivoque aucune, sans mentionner l’incroyable niveau de performance fixé à court et moyen terme (40% d’économies d’énergie d’ici 2030 et 60% d’ici 2050). Indéniablement, ces objectifs, nécessaires et courageux, vont révolutionner nos métiers et les méthodes à employer pour répondre au défi du siècle : réduire l’impact du bâtiment dans les émissions de gaz à effet de serre et tenter de contenir les dérives climatiques en cours.
Décret tertiaire : trouver les bons leviers d’actions
L’une des évolutions majeures qu’induit le décret tertiaire se trouve dans la prise en compte de toutes les consommations d’usages, qu’elles soient techniques ou spécifiques. Pour organiser un plan d’action de réduction des consommations énergétiques, il est ainsi nécessaire de bien comprendre où réside le potentiel d’économie d’énergie.
En 2019, le CEREN (Centre d’études et de Recherche sur L’ENergie) a réalisé une étude à grande échelle de données statistiques des consommations d’énergie des bâtiments tertiaires[1]. Ces résultats[2] sont riches d’enseignement et peuvent apporter un premier élément de réflexion sur la stratégie d’analyse et de préconisations à entreprendre.
[1] Réf : Données sur les consommations d’énergie du secteur tertiaire décembre 2019, mise à jour décembre 2020 https://www.ceren.fr/publications/les-publications-du-ceren/
[2] Les consommations sont exprimées en énergie finale, entendues pour des surfaces chauffées à plus de 19°C et corrigées de l’aléa climatique.
Il est intéressant de constater la part majoritaire des consommations d’électricité d’usages spécifiques pour les bâtiments de bureaux, et qui représentent près d’un tiers des consommations pour les commerces, l’hôtellerie et la restauration. Il est également surprenant d’observer que les consommations liées à la climatisation ne dépassent pas en moyenne 15% des consommations totales, comme c’est également le cas pour les consommations d’eau chaude sanitaire.
On remarque que le chauffage, jugé comme le levier principal d’économie d’énergie, lorsque seuls les 5 usages[3] sont considérés, ne compte que pour 40 à 50% des consommations globales, à l’exception du secteur de l’enseignement où les consommations de chauffage restent largement majoritaires. On comprendra alors que la stratégie jusqu’à présent déployée pour prioriser les actions d’économies d’énergie devra être entièrement repensée.
[3] Chauffage, climatisation, ventilation, ECS et auxiliaires
S’approprier de nouvelles stratégies
Considérer les travaux ou actions impactant les consommations de chauffage, comme principale source d’économies d’énergie ne permettra pas d’atteindre les objectifs visés. Isoler les bâtiments, améliorer les systèmes de production et de distribution du chauffage seront bien-sûr toujours nécessaires, mais largement insuffisants. Un rapide calcul estimant une réduction de 60% des consommations de chauffage démontre que cette action n’aura pour impact qu’une réduction de 26% des consommations globales sur les bâtiments de commerces, de 23% sur les bâtiments de bureaux et d’hôtellerie, de 28% sur les bâtiments publics et de 30% sur les bâtiments du médico-social. Un effort considérable sur les consommations de chauffage ne permettra d’atteindre qu’à peine la moitié des objectifs finaux. Il est ainsi intéressant de se demander si les efforts coûteux de modélisation et de calcul des consommations de chauffage (qu’ils soient statiques ou dynamiques) sont indispensables.
Ne devons-nous pas plutôt repenser nos stratégies d’études et concentrer nos efforts sur l’analyse et la compréhension des sources des consommations énergétiques spécifiques ?
Les audits énergétiques réalisés ces 10 dernières années ont permis à la profession de s’éduquer sur les sources de consommations d’énergie des 5 usages et de quelques consommations collectives annexes comme l’éclairage. Cette compréhension, basée sur l’expérimentation et l’étude de milliers de bâtiments, appuyés par des modèles de calculs plus ou moins artisanaux, ont permis de former la profession et d’établir des plans d’actions efficaces et de plus en plus massifiables. La plupart des professionnels aguerris à la rénovation énergétique sont maintenant en mesure d’évaluer par expérience l’impact de telles ou telles actions ou travaux d’économie d’énergie. Cet apprentissage doit être réitéré sur les autres usages.
Pour autant, si les modèles mathématiques pensés depuis la naissance des réglementations thermiques permettent d’estimer facilement la part attribuable à ces 5 usages, il n’en est pas de même pour les consommations d’énergie spécifiques. La multitude d’équipements consommateurs rend complexe leur inventaire et leur modélisation. Seule une observation empirique et individuelle au cas par cas pourra permettre de comprendre où se trouvent les leviers d’économies d’énergie.
C’est en instrumentant et en analysant des milliers de bâtiments que nous pourrons prendre la mesure des actions à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs du décret tertiaire. Pour cela, nous avons la chance d’être désormais équipés de moyens de mesure simples, efficaces et peu onéreux à travers l’avènement des objets connectés et des systèmes de communications bas débit. Le marché foisonne de solutions nouvelles permettant de connecter et d’instrumenter les bâtiments pour comprendre au sens le plus large leur fonctionnement énergétique. Ici devrait être le premier acte de la démarche méthodique visant à établir des stratégies ambitieuses d’économies d’énergies.
Des moyens technologiques aux moyens d’usages
En imposant une exigence de résultats, le décret tertiaire astreint les maîtres d’ouvrage et les maîtres d’œuvre à tenir compte de l’usage des bâtiments. Il n’est plus question de ne respecter qu’une exigence théorique mais de s’assurer de la réalité des faits. Au-delà de l’évolution technologique des matériaux et des équipements, ce sont les usages qui sont questionnés. Le gestionnaire et l’usager devront totalement prendre leur place dans l’effort et la démarche de sobriété. La notion de « confort » pourra être défiée et devra se rationnaliser. Des règles de fonctionnement devront être établies et garanties. L’intermittence de l’usage des bâtiments devra être considérée et réfléchie et le type d’usage lui-même pourrait être remis en question.
La notion de « confort »
Dans notre métier, nous avons toujours eu à cœur d’ériger le confort comme étendard de notre mission. Mais que cela veut-il dire ? Est-ce à nous, thermiciens, de définir pour autrui quel niveau de confort nous lui accordons ? D’autant qu’il existe autant de niveau de confort que d’usagers… Et où se trouve alors la limite entre notre mission de performance et notre mission de confort ?
A mon sens, nous ne devons pas prendre parti, afin de laisser cette responsabilité à l’usager. Notre rôle doit se cantonner à éduquer et permettre un choix éclairé aux protagonistes de l’affaire. Il sera néanmoins nécessaire après discussion entre les parties (qui auront pu être accompagnés dans les négociations) de fixer les niveaux de manière tangible et durable.
Les règles de fonctionnements
Une partie des consommations d’usages spécifiques est soumise aux comportements individuels. La prise en compte de cet état de fait est indispensable pour garantir des économies réelles et pérennes.
Des stratégies d’usages des équipements consommateurs devront nécessairement être établies et contrôlées. L’effervescence technologique d’auto-gestion palliera en partie à l’incertitude des bonnes pratiques mais l’éducation et la mise en place de règles d’usage strictes et formelles devront être un point crucial de la stratégie de sobriété.
La prise en compte de l’intermittence
Par un calcul rapide de coin de table, il est sidérant de s’apercevoir de la sous-utilisation d’une grande partie des bâtiments tertiaires. Les taux d’occupation des bâtiments de commerces, de bureaux et d’enseignement sont à peu près les suivants[4] :
Il est inenvisageable compte-tenu de ces taux de ne pas mettre en place des moyens efficaces permettant de supprimer toutes les consommations inutiles dans les temps d’inoccupation. L’analyse fonctionnelle des bâtiments sera ainsi un élément incontournable du plan d’action.
[4] Hypothèses de calcul : bâtiments de commerces 12h/j d’utilisation 6j/semaines sur 52 semaines – bâtiment de bureau 12h/j d’utilisation 5j/semaine sur 52 semaines – bâtiment d’enseignement 4,5 j/semaine sur 36 semaines.
La remise en question de l’usage
Le décret tertiaire permet de moduler les consommations d’énergie et les objectifs de réduction en fonction de la catégorie et de l’intensité d’usage. Et si ces coefficients pouvaient également être une variable stratégique ? Comme nous venons de le voir, les taux d’occupation des bâtiments tertiaires peuvent être faibles. Augmenter l’intensité d’usage et éventuellement multiplier les catégories d’usages pourraient être l’une des solutions à l’atteinte des objectifs.
La généralisation du télétravail et la migration de l’activité professionnelle dans l’habitat pourrait se révéler être un élément à considérer. Il est trop tôt pour envisager concrètement l’impact de ces leviers, d’autant que les facteurs d’influence n’ont pas encore été dévoilés, mais la question mérite que l’on s’y penche.
Monitorer les consommations d’énergie pour garantir les économies
Parallèlement aux différentes actions entreprises, une stratégie de monitoring des consommations sera indispensable pour mesurer leurs effets. Pour garantir des économies d’énergie pérennes et assurer le contrôle des dérives dans une notion d’amélioration continue, un plan de comptage et d’analyse devra être mis en place.[4]
Les capteurs connectés et les plateformes de monitoring énergétique sont des outils parfaitement adaptés qui permettront de valider les actions et d’intervenir de manière rapide et efficace en cas de dérive. Cependant, il sera nécessaire au sein de la maîtrise d’ouvrage de prévoir une équipe dédiée qui tranchera et statuera sur les actions à entreprendre au jour le jour, dans le but d’atteindre les performances visées et de les maintenir.
[4] Hypothèses de calcul : bâtiments de commerces 12h/j d’utilisation 6j/semaines sur 52 semaines – bâtiment de bureau 12h/j d’utilisation 5j/semaine sur 52 semaines – bâtiment d’enseignement 4,5 j/semaine sur 36 semaines.
Conclusion : le décret tertiaire, une révolution de travail pour nous les professionnels
Nous vivons enfin une révolution qui marquera profondément un tournant dans notre rapport à la transition énergétique.
Avec le décret tertiaire, nous ne pouvons plus simplement compter sur des avancées technologiques. C’est bien notre façon de vivre, de travailler et de consommer qui est remise en cause. Notre profession doit intégrer ce paradigme à défaut de n’apporter qu’une vision tronquée de la stratégie et manquer les objectifs ciblés.
Profitons de ce moment historique pour faire évoluer nos pratiques, enrichir nos connaissances et jouer un rôle fondamental dans la lutte contre les effets du changement climatique.
Par Joséphine LEDOUX.
Joséphine LEDOUX :
Co-gérante et associée d'ENERA Conseil Bureau d'étude thermique et fluides.
Co-fondatrice et Directrice commerciale de SEMLINK solution IoT d'Energy Management du CVC.
Ingénieure fluides et thermique, Joséphine LEDOUX est impliquée dans de nombreux groupes de travail portant sur la rénovation énergétique du bâtiment, elle est membre du bureau de l’association ICO et intervenante dans de nombreuses conférences dont EnerJ-meeting, journée de l’Efficacité Energétique du Bâtiment.
Elle est également associée-fondatrice de la société IoT CVC SEMLINK qui intègre le déploiement de capteurs IoT LoRa ou Sigfox et la connectivité 4G, solution d'Energy Management permettant qui permet d'alerter, de contrôler, de piloter et d'optimiser le fonctionnement des installations CVC.
Sources et liens
Merci pour cet éclairage.
Ce décret tertiaire replace donc les sociétés de services en efficacité énergétique au centre du jeu.