Par Marc Desportes du groupe de travail RBR 2020-2050
Dans le cadre du Plan Bâtiment Durable, le groupe de travail « Réflexion Bâtiment Responsable 2020-2050 », co-piloté par Christian Cléret et Alain Maugard, publie, à l’issue d’une concertation de plusieurs semaines, la version finale de sa note intitulée « Bâtiment responsable et Intelligence Artificielle ». Comme tout objets connectés, les futurs bâtiments 2020-2050 seront intelligents et responsables, aussi, les éléments d’analyse donneront aux lecteurs d’Xpair, la vision du groupe de travail RBR 2020-2050.
L’Intelligence Artificielle (IA) apparaît aujourd’hui comme un facteur clé de la transformation
du bâtiment dans une perspective de développement durable. Elle fait du bâtiment une
plate-forme de services qui peuvent favoriser l’adoption de comportements éco-responsables.
Mais les innovations correspondantes ne sont pas sans risques. Sont-elles véritablement
bénéfiques dans le secteur du bâtiment ?
L’objectif de la présente note de réflexion est de poser des jalons en vue d’établir un cadre d’analyse de cette nouvelle technologie et, ainsi, d’offrir une contribution au débat public. Alors que le rapport Villani sur l’Intelligence Artificielle vient d’être remis au Gouvernement, cette note vient compléter les propositions du rapport Villani[1] et ouvrir de nouvelles pistes sur le volet spécifique de l’IA au service du bâtiment responsable[2].
La présente note, orientée « utilisateur », traite surtout de l’exploitation du bâtiment et n’aborde que de façon incidente sa conception et sa réalisation. Conception et exploitation sont certes liées et on ne peut concevoir un bâtiment sans prendre en compte dès l’amont les technologies qui y seront mises en œuvre. Mais les applications potentielles de l’IA au domaine de la conception sont spécifiques et méritent une approche en soi.
Les apports déjà tangibles des technologies de l’information et de la communication
Depuis quelques années, de nombreuses démarches se sont attachées à promouvoir les apports des nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) à un mode de vie responsable. Dans ce vaste champ de réflexion, le groupe RBR 2020-2050 s’intéresse plus particulièrement aux apports des TIC concernant le Bâtiment Responsable (BR).
Certains de ces apports sont d’ores et déjà identifiés. Ainsi, par exemple, l’Internet des Objets offre des nouveaux moyens de régulation qui vont dans le sens des économies d’énergie. Autre exemple, de nombreuses applications liées à l’économie participative permettent un usage plus intense de l’immobilier, qu’il soit résidentiel ou tertiaire.
Mais la réflexion à conduire doit envisager les apports des TIC non pas de façon ponctuelle, au cas par cas, mais de façon ouverte et doit pour cela adopter un point de vue global. Car la notion de responsabilité est à entendre en un sens large : elle comporte non seulement une dimension environnementale au sens strict (sobriété énergétique, diminution de l’empreinte carbone) mais aussi une dimension sociétale. La notion de développement durable sous-entend en effet un équilibre dans la satisfaction de besoins essentiels de l’être humain en termes non seulement environnementaux mais aussi économiques, sociaux et culturels afin de promouvoir un mode de vie inclusif.
Ainsi, pour appréhender de la façon la plus large les apports des nouvelles technologies au bâtiment responsable, il est nécessaire de dépasser les démarches qui s’attachent soit aux technologies mobilisées (les matériels, les algorithmes, les objets connectés…), soit à des utilisations qui sont le plus souvent envisagées de façon isolée (système de CVC, éclairage, protection du bâtiment et de ses occupants, …).
De plus, comme on le sait désormais, les TIC tendent à brouiller les frontières, assurant la circulation des données tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du bâtiment, proposant des services orientés vers l’usager qui rompent avec les organisations traditionnelles. C’est ce qui fait leur caractère foncièrement disruptif.
BÂTIMENT RESPONSABLE ET INTERNET DES OBJETS
Dans l’habitat, les objets et les équipements connectés se sont multipliés : matelas, frigos, aspirateurs, thermostats, balances, serrures, ampoules… Les différentes composantes de ces objets (capteurs, relais, serveurs, récepteurs, actionneurs…) sont connectées grâce au Protocole Internet et accessibles depuis la boussole interactive que sont le smartphone et la tablette. Certains objets connectés sont fondés sur les développements récents de l’IA. C’est le cas des enceintes intelligentes capables de reconnaître les voix et de répondre aux commandes vocales de leurs propriétaires.
Dans de nombreux cas, les objets connectés ne se parlent pas entre eux (à chaque domaine correspondent des dispositifs dédiés). Il n’y a pas vraiment d’écosystème. La question de fond est donc celle de l’interopérabilité des systèmes mis en place. L’interopérabilité se définit comme la faculté de communication et d’interaction entre objets connectés de différents types et fournisseurs. De nombreuses innovations tendent aujourd’hui à proposer des plateformes ouvertes permettant cette interopérabilité.
Le fonctionnement des objets connectés génère une masse considérable d’informations. L’IA permet d’exploiter, de traiter, de « rendre intelligentes » les données recueillies. Par ailleurs, elle se nourrit de ces données par apprentissage profond.
Le bâtiment comme plate-forme de services
L’approche proposée par le groupe de réflexion RBR 2020-2050 consiste à penser le bâtiment comme une plate-forme de services [Building as a Service – BaaS][3]. Derrière cette approche se profilent deux idées.
La première est d’appréhender les services de la façon la plus large possible, en considérant autant le service que rend un appareil (un appareil de chauffage, par exemple) que le service rendu par une personne à une autre (s’occuper d’une personne âgée, par exemple). Pour tous ces services, les TIC peuvent assister l’occupant dans l’adoption d’un mode de vie plus responsable et plus conscient de ses implications environnementales.
La seconde idée est d’aborder ces services dans leur ensemble, leur interaction, leur complémentarité, d’où la notion de plateforme, notion ouverte qui permet de faire le lien entre tous les services rendus et toutes les technologies mises à disposition.
[1] Rapport « Donner un sens à l’Intelligence Artificielle – Pour une stratégie nationale et européenne », Cédric Villani, Mathématicien et Député de l’Essonne, Rapport consultable en ligne :
https://fichiers.acteurspublics.com/redac/pdf/2018/2018-03-28_Rapport-Villani.pdf
[2]Rappelons que le rapport Villani retient quatre secteurs prioritaires : santé, écologie, transport-mobilité, défense-sécurité.
[3] C’est d’ailleurs l’approche retenue conjointement par la Smart Building Alliance for Smart Cities (SBA) et l’alliance HQE-GBCdans le cadre de la Charte « Bâtiments connectés, bâtiments solidaires et humains » signée avec les pouvoirs publics.
L’intelligence artificielle
Dans cette perspective, un élément apparaît clé : l’Intelligence Artificielle (IA) qui parcourt, structure, anime cette plate-forme à des degrés divers, depuis la domotique la plus élémentaire jusqu’à l’exploitation des données [data].
L’Intelligence Artificielle (IA) correspond à l’ensemble des théories et des techniques mises en œuvre en vue de réaliser des machines capables d’accomplir des tâches assurées par l’intelligence humaine. Tout en actant le fait qu’une définition unique de l’IA n’est pas chose aisée, le rapport Villani souligne ainsi que l’IA « désigne en effet moins un champ de recherches bien défini qu’un programme, fondé autour d’un objectif ambitieux : comprendre comment fonctionne la cognition humaine et la reproduire ; créer des processus cognitifs comparables à ceux de l’être humain. »
Les domaines d’application les plus connus correspondent aux fonctions cognitives les plus élevées (traduire un texte, jouer aux échecs, reconnaître une voix…) mais certaines applications de l’IA touchent des domaines plus pratiques (la médecine, le véhicule autonome) et en particulier le domaine du bâtiment.
Quelles sont-elles ? En quoi ces applications peuvent-elles contribuer à renforcer le Bâtiment Responsable ? En quels points le Bâtiment Intelligent [Smart Building] rencontre-t-il le Bâtiment Responsable [Green Building] ?
Tel est l’objet de la présente note qui se veut non pas un état des lieux exhaustif mais un support de réflexion destiné à mobiliser autour du thème de l’Intelligence Artificielle tous les acteurs de la construction impliqués dans la transition énergétique.
Source : smart-buildings.com
Plutôt que d’aborder l’IA sur le plan technologique, au risque d’une obsolescence rapide de l’analyse, il parait utile de se placer du point de vue de l’utilisateur et de tenter d’élaborer un cadre pour étudier son impact. Du point de vue des applications de l’IA, il semble de fait pertinent d’aborder le bâtiment selon trois grandes dimensions :
- le bâtiment et ses systèmes ;
- le bâtiment et son territoire ;
- le bâtiment et la société
Le bâtiment et ses systèmes : l’Intelligence Artificielle bouleverse l’usage du bâtiment et de ses systèmes
Quelle que soit sa finalité (logement, équipement collectif, immeuble tertiaire ou industriel), le bâtiment d’aujourd’hui se présente comme un ensemble de haute technicité. D’ores et déjà, les TIC contribuent à une exploitation rationalisée et performante du bâtiment et de ses divers systèmes techniques, notamment dans les domaines de la gestion technique du bâtiment (GTB), la sécurité incendie, la protection, etc.
Les TIC contribuent à :
- recueillir des informations dans un bâtiment en cours d’exploitation (température, qualité de l’air, quantité de lumière, présence, usages,etc.) ;
- transmettre ces informations, les stocker, les traiter et les rapprocher d’autres données ;
- développer un service de suivi des consommations énergétiques ;
- assister à l’exploitation, automatiser certaines tâches, gérer les incidents, optimiser la gestion dynamique des systèmes techniques (chauffage, circuit aéraulique, gestion des ouvrants, éclairage…), des accès (portes, portillons…) et des équipements liés à la mobilité interne (ascenseur, escalators, trottoirs roulants…).
Le but est d’atteindre une autonomie pour certaines fonctions (par exemple, pas seulement repérer la fuite d’eau, mais couper l’alimentation) ce qui suppose que ce type de régulations puisse fonctionner même si la connectivité du bâtiment n’est plus assurée, par exemple en cas de la coupure internet[4]
Les résultats sont :
- réduction de la consommation et des coûts énergétiques ;
- réduction des taux de pannes, de l’usure, des délais d'intervention ;
- diminution du nombre d’interventions de maintenance inutiles ou inefficaces ;
- augmentation de la disponibilité du matériel et des personnes, de la qualité de service et de la réactivité.
Ainsi, dans le domaine énergétique, les TIC sont d’un apport incontestable. Elles contribuent à l’efficacité énergétique de façon accessible, adaptable et pérenne, prenant en compte les comportements effectifs des occupants, tout en améliorant leur qualité de vie.
Pour tous ces services rendus, l’IA joue un rôle important. Le plus souvent, l’IA fonctionne sur le mode de la régulation experte basée sur des modèles physiques. Un exemple élémentaire est fourni par un le thermostat, qui fonctionne selon une boucle de rétroaction et qui se substitue au réglage manuel auquel procéderait l’occupant. Aujourd’hui, l’IA permet le traitement des données recueillies, notamment par les objets connectés. Depuis les années 2010, l’IA s’est ouverte à l’apprentissage profond [deep learning] qui permet aux machines d’apprendre par elles-mêmes, sans avoir été explicitement programmées pour cela.
DES SYSTEMES EXPERTS A L’APPRENTISSAGE PROFOND
Trois stades ont marqué les progrès faits en matière d’IA. Le premier stade correspond à l’élaboration d’algorithmes permettant de résoudre un problème particulier. A ce stade, les machines sont entraînées de manière totalement supervisée et on ne peut encore parler d’autoapprentissage. Ce stade correspond grosso modo aux systèmes experts. Avec les recueils de données que permettent les TIC, on peut aujourd’hui imaginer des systèmes experts sophistiqués dans le domaine de la domotique. Par exemple, un système basé sur des modèles physiques qui régulerait la température en fonction de l’inertie du bâtiment et de la météorologie des jours à venir.
Au second stade, la machine est capable d’apprendre par elle-même, mais à partir d’une importante programmation directe, la partie apprentissage étant encore relativement mineure. On parle d’apprentissage machine [machine learning]. Il est utilisé pour la reconnaissance d’images ou encore pour la traduction automatique. Dans le domaine de la domotique, on peut imaginer des applications permettant à l’IA de proposer des réglages, ou des séquences de réglages en fonction des données recueillies et selon des scénarios dont le nombre irait en croissant.
Le troisième stade, l’apprentissage profond [deep learning], correspond à un apprentissage fait de manière automatique par la machine. Grâce aux mégadonnées (Big Data), le deep learning permet de produire des performances exceptionnelles par rapport au machine learning et de réduire considérablement le taux d’erreur. Basé sur des algorithmes comportant des dizaines de millions de paramètres ajustables, il est utilisé aujourd’hui dans les systèmes de reconnaissance de la parole, dans les programmes de voiture autonome, ou encore de traitement de l’imagerie médicale.
[4] cf. infra - autonomie numérique
Avec l’IA et l’exploitation des données, le champ des possibilités va s’élargir. Ainsi, pour obtenir le réglage des systèmes de manière à assurer de façon optimale le confort souhaité, il est aujourd’hui envisageable de rapprocher :
- des données extérieures : données météorologiques instantanées et prévisionnelles, coût de l’énergie, etc. ;
- des données liées au bâtiment et contenues dans la maquette numérique [BIM Building Information Modeling] : caractéristiques de l’enveloppe (conductivité, inertie des matériaux), caractéristiques des équipements (chauffage, ventilation, ECS), etc. ;
- des données liées aux comportements et aux usages des occupants : horaires de présence, habitudes de confort, etc.
Avec l’Intelligence Artificielle, le bâtiment gagne un « cerveau ». Ce « cerveau » acquiert une compréhension des usages, peut les anticiper, proposer de nouveaux réglages, en intégrant de nombreuses données, ce qui ne serait pas possible à l’occupant et/ou au gestionnaire. Le bâtiment se comporte de façon plus dynamique vis-à-vis de ses occupants.
Les obstacles dans la mise en œuvre de ces innovations sont cependant non négligeables et ne seront surmontés que dans la durée :
- d’un point de vue technique, il est nécessaire de faire interagir des équipements denature hétérogène et qui ne sont pas nativement connectables ; il est donc important d’intégrer dans une vision globale les différentes technologies internes au bâtiment ; - d’un point de vue métier, il est nécessaire de concilier le rythme très élevé des innovations liées aux TIC et la refonte des schémas et procédures des entreprises du bâtiment ;
- d’un point de vue utilisateur, la mise en œuvre de ces innovations doit se faire dansune optique de transparence (une complexité accrue peut rendre tout changement de prestataire difficile et induire un risque de captivité) et de longue durée (comment concilier des technologies numériques pouvant être obsolètes en deux-trois ans et un bâtiment conçu pour durer plusieurs dizaines d’années ?) ;
- du point de vue de la sécurité, enfin, le fonctionnement du bâtiment doit présenterune certaine autonomie pour garantir un fonctionnement sécurisé même en cas de coupure internet, ce qui pose notamment la question du lieu de stockage des données, à l’extérieur (cloud) ou à l’intérieur (autonomie numérique).
Le bâtiment et son territoire : l’Intelligence Artificielle transforme l’intégration du bâtiment dans son territoire
Un bâtiment s’intègre toujours dans un contexte, un territoire, celui-ci étant appréhendé selon une échelle plus ou moins étendue (l’îlot, le quartier, l’agglomération…). Hier, cette intégration se fondait essentiellement sur une contiguïté physique, matérielle. Aujourd’hui, cette intégration passe par son ouverture et sa connexion avec l’extérieur.
La connexion comprend les réseaux classiques (eau, gaz, électricité) mais surtout le réseau Internet. La connectivité – soit le potentiel de connexion du bâtiment avec son environnement – devient aujourd’hui une valeur immobilière à part entière[5]. La recherche de la connectivité doit être poursuivie dans une vision inclusive de la société[6].
La connectivité sert de support aux liens qui unissent le bâtiment à son territoire, permettant :
- une communication plus efficace entre les différents partenaires et acteurs qui interviennent dans la vie du bâtiment : concessionnaires, usagers, intervenants extérieurs, fournisseurs de service, syndic de copropriété, etc. ;
- une gestion intelligente de certains équipements ou espaces à l’échelle du voisinage, fondée sur l’économie de partage, ce qui permet une intensification de leur utilisation : partage/mutualisation des équipements (machine à laver, outillage…), d’espaces spécialisés (garage à vélos, garage à voitures, salle de réunion, lieu de convivialité), de pièces d’appoint voire de logements (à noter cependant qu’une plate-forme telle qu’Airbnb dépasse de loin l’échelle du territoire local). Cette économie de partage permet de pallier la rigidité intrinsèque de l’immobilier qui ne suit pas les évolutions familiales (départ des enfants majeurs du foyer, par exemple). Il pourrait être envisagé que les collectivités locales aient à l’avenir un certain rôle en favorisant les échanges d’informations locales.
- un branchement du bâtiment sur les réseaux intelligents [Smart Grids], ce qui permet une gestion dynamique et optimisée des flux et des échanges entre le bâtiment et son territoire. Dans ce domaine, la Smart Buildings Alliance a proposé dans son manifeste de 2017 le concept de bâtiment Ready2Grids (R2G), c’est-à-dire un bâtiment ouvert sur les Smart Grids. Cette intégration est importante notamment du point de vue énergétique puisqu’elle recoupe le thème de l’intégration du Bâtiment à Énergie Positive (BEPOS) dans le territoire à Énergie Positive (TEPOS). Il y a là des perspectives intéressantes en termes de gestion énergétique décentralisée.
Dans la plupart des cas, les relations d’un bâtiment avec son territoire reposent sur des liens contractuels (contrat de location, de service, de vente d’énergie…). Ici, interviennent deux éléments disruptifs apportés par les TIC dont les développements sont concomitants avec ceux de l’IA :
- la technologie numérique de la chaîne de blocs [blockchain] qui permet de contractualiser de façon sécurisée un accord entre deux parties sans intervention d’un tiers garant. Cette technologie pourrait ainsi servir de support à une vente d’énergie électrique. Cela nécessiterait sans doute une évaluation de la compatibilité de ces nouveaux systèmes contractuels avec le système national actuel qui garantit notamment une solidarité en termes de distribution.
- les procédures machine-à-machine [machine-to-machine] , soit les interactions entre machines dans un cadre prédéfini sans intervention humaine (une voiture intelligente payant son stationnement ou gérant dans le temps sa recharge électrique, par exemple), qui pourraient intervenir dans un proche avenir.
[5] Pour la promouvoir, l'État, la SBA, l’alliance HQE-GBC et d’autres acteurs professionnels ont signé le 7 décembre 2017 une « Charte d’engagement volontaire pour le déploiement des bâtiments connectés et communicants en France ».A noter, également que, dans le cadre de la révision de la Directive Performance Énergétique des Bâtiments (DPEB), des travaux sont en cours au niveau européen pour élaborer un indicateur « SRI » (Smart Readiness Indicator) afin d’harmoniser les pratiques et de mettre en place des repères simples pour vérifier que les bâtiments sont réellement connectés, intelligents et apportent les services attendus à la fois aux occupants et aux exploitants.
[6] À la fois en termes de connexion effective et débit moyen suffisant au domicile
Le bâtiment et la société : l’Intelligence Artificielle décuple le rôle du bâtiment dans la société de demain
Les TIC induisent de nouvelles formes d’habiter, de travailler, de se déplacer, d’utiliser les équipements, en proposant des nouveaux services dont les implications sociétales sont fortes et peuvent contribuer à un habiter responsable. Ces nouveaux services sont conçus avant tout pour l’utilisateur et favorise un mode de vie hybride, nomade, qui tend à brouiller certaines frontières traditionnelles, entre le privé et le professionnel par exemple. Ces services peuvent être de grand recours dans les territoires isolés.
D’ores et déjà, certains bâtiments actuels intègrent l’offre de ces services dans leur programmation, leur conception et leur fonctionnement.
D’une façon générale, le bâtiment doit être prêt à servir de support à cette offre de services de façon ouverte, autrement dit être « prêt à être équipé »[7].
Dans ce domaine, l’IA devrait avoir de forts impacts. Ainsi, pour le commerce, la livraison des colis, essentielle pour le commerce numérique, pourrait être facilitée par une gestion intelligente de l’accès au domicile (autorisation et contrôle à distance). Autre exemple, pour les transports, les systèmes experts déjà utilisés (détermination d’itinéraires, optimisation dans le choix des modes…) pourraient être complétés par des systèmes intégrant plus de paramètres (par exemple, recharge intelligente des véhicules électriques au domicile).
Deux domaines présentent de forts enjeux sociétaux : la santé et les seniors.
Santé : dans ce domaine, l’intelligence artificielle va entraîner de profonds bouleversements. A l’avenir, des prestations assurées dans les hôpitaux pourront l’être à domicile ; ces prestations peuvent concerner les périodes d’observation (pré-maladie) ou de convalescence, en permettant le maintien du patient à domicile grâce à la communication des données pertinentes au corps médical. Ces évolutions correspondent au développement de la médecine des quatre P : personnalisée, préventive, prédictive, participative.
Senior : le séjour à domicile d’une personne âgée peut être sécurisé par le recueil de données (mouvement, présence, actionnement de certains équipements) qui signalent un cours de vie normale, sans avoir à mettre en place des recueils de données intrusifs tels que des circuits vidéo qui ne respectent pas l’intimité de la personne âgée et qui sont les plus souvent rejetés. Le recueil des données peut être très divers : mouvements dans les pièces, lumière allumée, utilisation de certains équipements (radars, palpeurs, détecteurs…)[8] .
A l’avenir, d’autres services existant depuis longtemps vont évoluer, ce qui modifiera nos modes d’habiter, de travailler, de vivre en ville ou dans les territoires. Il s’agit de les identifier, d’en suivre les rapides évolutions et de les promouvoir afin de répondre aux attentes des occupants du bâtiment ou plus généralement du citoyen.
Pour tous ceux-là, l’IA jouera vraisemblablement un rôle essentiel pour utiliser au mieux les données collectées, optimiser les services recherchés et en développer de nouveaux.
Nous avons vu plus haut que certaines applications de l’IA peuvent avoir des impacts environnementaux négatifs. De même certains services liés à l’IA peuvent avoir des conséquences dommageables en termes de liens sociaux et de vivre-ensemble (surveillance des occupants et des employés, effacement de la communication orale, repli sur soi, etc.). Dans ce domaine, des indicateurs de nature socio-économiques devraient être établis afin de mesurer les impacts tant positifs que négatifs de l’IA et permettre ainsi une introduction contrôlée des innovations correspondantes.
[7] Prochainement, le label Ready2Services pour les bâtiments tertiaires devrait offrir un cadre de référence pour concevoir un bâtiment connecté et permettant l’accès aux services numériques, quel que soit leur champ d’application. De même, le référentiel NF Construction Logement de Cerqual a introduit récemment dans son référentiel une rubrique « bâtiment connecté » permettant d’encadrer les nouveaux services aux usagers.
[8] Une démarche de ce type est actuellement expérimentée par le service de gérontologie du CHU de Limoges.
L’Intelligence Artificielle au service du Bâtiment Responsable : à quelles conditions ?
La notion de « cerveau » du bâtiment évoquée plus haut doit être considérée comme un concept ouvert, dont le but est de fédérer les innovations fondées sur l’Intelligence Artificielle et de les promouvoir.
Une politique en faveur des apports de l’Intelligence Artificielle au Bâtiment Responsable devrait se fonder sur les multiples initiatives qui se font jour aujourd’hui. Cette politique devrait ainsi correspondre à une démarche ascendante (bottom-up), favorisant les initiatives (innovations, offres de service…) et cherchant à éliminer les éventuels freins et blocages.
La mise en œuvre d’une telle politique suppose d’identifier :
- les différents acteurs (professionnels du bâtiment, industriels, opérateurs, puissance publique…) ;
- les circuits économiques correspondants, les circuits de diffusion de l’innovation et les risques de « décrochage » de la profession ;
- les enjeux environnementaux et socio-économiques et les risques sanitaires notamment liés aux ondes électromagnétiques ;
- les questions juridiques et sociétales.
La mention des questions juridiques et sociétales conduit à évoquer deux impératifs qui conditionnent l’application de l’IA au Bâtiment Responsable :
Le respect de la confidentialité et de la vie privée
Les TIC et notamment l’Internet des Objets génèrent une masse formidable de données dont certains touchent à la vie privée et sont donc des données sensibles (données sur la santé, par exemple). « Les objets connectés, même les plus simples telles les ampoules, renvoient énormément d’informations d’ordre très privé : quand est-ce que nous sommes chez nous, combien de personnes sont dans la maison, etc. Le niveau d’intrusion est très fort », relève un responsable[9]. Or, ces données acquièrent une importance nouvelle avec les programmes d’apprentissage profond » de l’IA puisque ce sont à partir de ces données que les programmes se construisent (élaboration de références, de critères, d’indices…). Il y a donc un équilibre à trouver entre protection des données personnelles et progrès technologiques[10].
Ainsi, Cédric Villani, dans son rapport sur l’Intelligence Artificielle appelle à une certaine vigilance quant à la libération des données liées à l’efficacité énergétique et au bâtiment afin d’éviter une « plateformisation de ces secteurs par des acteurs étrangers ». Il rappelle cependant l’importance de la libération des données, notamment publiques, pour encourager l’innovation et ainsi ouvrir la voie à des actions rapides (rénovation mutualisée de l’habitat, valorisation des énergies renouvelables, efficacité énergétique, etc.)
En tout état de cause, les informations recueillies et alimentant la plate-forme doivent demeurer privées, et en particulier :
- ne pas pouvoir être transformées à l’insu de l’usager en données exploitées par les grands groupes commerciaux du type GAFA (Google, Apple, FaceBook, Amazon) à des fins de marketing, voir être détournées par certains acteurs à des fins de manipulation politique ou idéologique ;
- ne pas pouvoir servir à une surveillance et un contrôle des vies privées ;
- offrir une sécurité informatique maximale et protéger les utilisateurs des intrusions et des utilisations malveillantes (chiffrage, cybersécurité) ;
- offrir une portabilité, c’est-à-dire la capacité pour les utilisateurs de récupérer leurs données, pour leurs propres usages ou pour les transférer vers un autre service ou prestataire[11].
Ces enjeux concernent également les bâtiments de bureau et la sécurité des données de nature économique. Ce point souligne l’importance de sensibiliser les gestionnaires et occupants.
Il convient donc d’être extrêmement vigilant sur :
- la typologie des données (data), qu’elles soient générées par l’habitant ou fournies par des acteurs extérieurs pour alimenter le « cerveau du bâtiment » (facturations, identité des prestataires, etc.) ;
- la sécurisation des échanges et des stockages d’information, notamment dans les « clouds » ;
- la sensibilisation et la formation des habitants et occupants sur la protection de leurs données, alors que certains protocoles de connexion ou espaces de stockage sont faiblement sécurisés.
[9] Nicolas Boudinet, directeur général adjoint de la MAIF, dans Le Monde daté du 13 février 2018.
[10] Voir le rapport de la CNIL, Comment permettre à l’homme de garder la main ? Les enjeux éthiques des algorithmes et de l’intelligence artificielle, décembre 2017.
[11] A noter que le règlement de l’Union européenne dit règlement général sur la protection des données (RGPD), qui va entrer prochainement en vigueur, prévoit dans son article 20 un droit des individus à la portabilité sur leurs données : « les personnes concernées ont le droit de recevoir les données à caractère personnel les concernant qu’elles ont fournies à un responsable du traitement »
La liberté laissée à l'occupant
L’occupant doit avoir la liberté de se déconnecter, de reprendre la main, d’interrompre les automatismes. La technologie doit être une offre de services que l’occupant a toujours loisir de refuser. L’occupant de doit pas voir le sentiment de perdre le contrôle de sa vie face aux tout-puissants algorithmes et l’automatisation ne doit pas restreindre l’autonomie de l’individu.
Dans le même ordre d’idée, l’occupant devrait pouvoir comprendre les principes de fonctionnement de l’IA, autrement dit «ouvrir les boîtes noires »[12] et disposer d’interfaces intelligibles qui lui présenteraient les mécanismes cognitifs à l’œuvre, notamment parce que l’IA est susceptible de reproduire des biais et des discriminations.
D’une façon générale, il semble nécessaire, comme le recommande le rapport Villani, d’accroître l’auditabilité des systèmes d’IA, c’est-à-dire la possibilité de procéder à des audits des algorithmes et des bases de données.
Le respect de la vie privée et la liberté d’agir sont des conditions sine qua non. Ces deux conditions recoupent de nombreuses questions d’éthique que soulèvent aujourd’hui de façon urgente certains développements de l’IA et auxquelles des réponses doivent être apportées dès aujourd’hui.
A ces deux conditions s’ajoute une condition d’une nature autre : le Bâtiment Responsable intelligent doit se présenter comme une entité ludique, avec laquelle on a plaisir à interagir, ce qui suppose d’anticiper la défiance que certaines personnes manifestent vis-à-vis du numérique[13]. Le Bâtiment Responsable intelligent est appelé à devenir un « être familier » avec qui on dialogue à partir de son smartphone, un « être » capable de reconnaître votre visage, vos mouvements, et qui apporte son intelligence pour plus de confort, de sécurité et de services, dans une perspective de développement durable.
[12] Le terme « boîte noire » désigne les systèmes algorithmiques utilisés par l’IA, systèmes dont il est possible d’observer les données d’entrée (input), les données de sortie (output), mais dont l’utilisateur ne connaît pas le fonctionnement interne.
[13] Voir à ce sujet les labels « prestataire smart home de confiance » et « prestataire smart building de confiance ») en cours d’élaboration par la Fédération Française de Domotique et l’Afnor.
Annexe : Liste des contributeurs durant la phase de mise à la consultation entre le 20 mars et le 20 avril 2018
Nom | Organisme |
---|---|
BADUEL Yann | Région Centre |
CEBILE Oriane | OID |
COUSIN Vincent | |
CUCCHIARINI Christian |
EGF BTP |
DEBELUT Pascal | CSEEE |
DES PALLIERES François | KONE |
DEVEAUX Nicolas | SOLINNOV |
DEVERS Philippe | Ville de Nîmes |
EMPTOZ Eloise | QARNOT COMPUTING |
GARNIER Julie | CARDONNEL INGÉNIERIE |
GOBIN Christophe | VINCI CONSTRUCTION |
JEULAND François-Xavier | FÉDÉRATION FRANÇAISE de DOMOTIQUE |
MICHEL Valérie | IGNES |
NOZIERE Gilles | OZE ENERGIES |
NUNES Philippe | XPAIR |
QUERRY Éric | CERTIVEA |
SCHAEFFER Jean-Pascal | ENVIROBATBDM |
SESOLIS Bernard | |
TERRACOL Pascal | |
SERENO David | CNOA |
VALLET Antoine | SERCE |
Par Marc Desportes du groupe de travail RBR 2020-2050
SOURCE ET LIEN
La note « Bâtiment responsable et Intelligence Artificielle » fait partie d’une série de notes thématiques régulièrement publiées par le groupe de travail «RBR 2020-2050 ». Rédigées par les membres du groupe, elles sont soumises dans un premier temps, en version provisoire, à une large consultation publique en ligne. Les contributions sont ensuite analysées par le groupe et prises en compte dans la version finale.
Pour mémoire, le groupe de travail « RBR 2020-2050 » est co-présidé par Christian Cléret (Novaxia) et Alain Maugard (Qualibat). Ils rassemblent autour d’eux une trentaine de personnalités qualifiées et ont vocation à proposer une vision prospective et partagée des lignes forces des bâtiments responsables à l’horizon 2020-2050.
Les précédentes notes publiées :