Par Bernard Reinteau
L’obligation pour l’ensemble des bâtiments tertiaires existants de plus de 1 000 m² – des bureaux aux centres logistiques en passant par les locaux administratifs – de réduire leurs consommations d’énergie jusqu’à -60 % d’ici 2050 demande une méthodologie et une ingénierie spécifiques.
Citae, filiale de conseil et d’assistance à maîtrise d’ouvrage en environnement du Groupe BTP Consultants, a tenu un webinaire sur ce sujet, le 15 janvier, sur le thème : comment transformer cette obligation en opportunité ?
Si les participants manifestent bien une sérieuse maîtrise du sujet tant dans ses dimensions administratives, financières que techniques, le travail paraît titanesque. Outre son ampleur - cette mesure s’applique à plus de la moitié du parc existant soit quelque 550 millions de m² sur 1 milliard de m² construits – sa mise en place repose sur un recueil d’informations extrêmement précis.
Le nouveau décret tertiaire devient Dispositif Éco Énergie Tertiaire – source Ademe
Désigné officiellement sous le nom de « Dispositif Éco Énergie Tertiaire », …
Le décret tertiaire défini par l’article 175 de la loi ELAN (loi portant Évolution du Logement, de l’Aménagement et du Numérique) est connu depuis sa parution en juillet 20191. Applicable selon un pas de 10 ans et un agenda qui s’étire jusqu’en 2050, il précise à toutes les parties prenante de l’immobilier (propriétaires, exploitants, occupants…) les obligations de réduction des consommations des bâtiments à usage tertiaire : initialement, -40% en 2030, -50% en 2040, -60% en 2050…
Ce décret concerne tous les locaux tertiaires de plus de 1 000 m², des activités de bureaux aux installations logistiques en passant par les sites d’enseignement…
Après le décret qui précisait le champ et les conditions d’application, l’arrêté du 10 avril 20202 précise sa mise en application : consommation de référence, objectifs à terme, conditions de modulation des objectifs (climat, usages, architecture, technique…), mise en place de la plateforme numérique de recueil et de suivi dite OPERAT (Observatoire de la Performance Énergétique, de la Rénovation et des Actions du Tertiaire) gérée par l’Ademe3.
Ce 17 janvier 2021 – deux jours après le webinaire organisé par Citae – est paru au Journal officiel l’arrêté signé le 24 novembre dernier4 qui modifie le précédent cité et, surtout, indique les objectifs de consommation-cible de plusieurs types de locaux, par région climatique et selon l’altitude : les bureaux des services publics en divers types d’aménagement, les locaux d’enseignement (de la maternelle au lycée…), les sites logistiques. Cet arrêté complète aussi la définition du contenu du dossier technique de justification des modulations.
Organisation en 3 temps pour le respecter le décret tertiaire
Pour Eric Chatelin, Expert Thermique de Citae, la démarche pour respecter les exigences du décret tertiaire doit être organisée en trois temps :
- Déterminer les objectifs à atteindre aux échéances réglementaires de vérification de 2031, 2041 et 2051 ;
- Dresser l’état des lieux du parc existant en distinguant, d’une part, les postes ou sites à potentiel d’économie d’énergie important, d’autre part, les modulations possibles des objectifs en fonction des contraintes ;
- Enfin , mettre en place un plan d’action pour le premier objectif décennal.
Sur cette base, Citae propose d’ores et déjà d’accompagner les propriétaires et bailleurs à toutes les étapes :
- suivre les consommations,
- saisir les données dans OPERAT,
- auditer les sites pour proposer un plan d’économie d’énergie, mettre en place un management énergétique et une certification ISO 50 001.
L’obligation réglementaire peut donc se transformer en intervention à valeur ajoutée.
« Nous sommes actuellement dans une phase de mise en place de la stratégie de suivi de consommation qui a pour but de saisir les premières données dans la plateforme OPERAT à l’échéance du 30 septembre 2021 », rappelle Eric Chatelin. Il faut noter que l'arrêté du 24 novembre 2020, paru deux jours après le webinaire repousse ce délai d'un an.
Après ce reporting indispensable commencera la première période de 10 années d’actions de performance pour réduire ces consommations de 40% par rapport à l’année prise en référence : la vérification de l’atteinte de l’objectif est fixée au 31 décembre 2031.
Entre-temps, avant le 30 septembre 2026, les propriétaires et preneurs à bail auront déposé leurs dossiers techniques justifiant d’éventuelles modulations de l’objectif 2030. En effet, le décret autorise la prise en compte des contraintes techniques, architecturales ou patrimoniales de même que le changement d’activité, l’évolution du volume d’activité ainsi que la disproportion des coûts des actions de performance. Cette opération à mi-temps recouvre donc une grande importance au regard des résultats attendus fin 2031.
Un énorme travail pour une économie d’énergie de -60% en 2050
Odile Batsere, Directrice de la Gestion Immobilière et de la RSE de Société de la Tour Eiffel, qui porte l’expérience de la gestion d’un patrimoine de plus de 660 000 m² (valorisé à 1,9 Md€) constitué à 80 % de bureaux et occupé par 650 locataires – majoritairement des PME-PMI établies en moyenne sur 250 m² –, présente l’étape du premier reporting au 30 septembre prochain comme fondamentale : « Moins 60 % en 2050, c’est énorme ! Cela oblige à avoir une stratégie à long terme, car les actions ne s’arrêteront pas en 2030 ! »
Ce travail préparatoire à livrer sur la base OPERAT en septembre prochain doit définir le périmétrie de calcul et l’année de référence.
Il établit aussi le profil consommateur de l’occupant, de rassembler et de vérifier les synoptiques d’appels quotidiens et hebdomadaires d’énergie ainsi que de collecter, consolider l’historique des consommations, quels que soient les cas de figure.
Chaque site présente ses particularités et demande une stratégie de recueil de données spécifique. À ce titre, et pour faciliter les économies d’énergies, Odile Batsere suggère que les baux contiennent désormais des clauses permettant de simplifier la remontée d’informations pour atteindre les objectifs fixés par le décret tertiaire.
Cet audit préalable établit aussi les économies déjà réalisées lors d’opérations précédentes, pondérés du taux et de l’intensité d’occupation. Son but est d’établir l’année de référence pour chaque actif immobilier, véritable base de calcul pour les futures échéances. Selon Odile Batsere, il va de soi que l’année 2020 doit en être exclue ; ce qui est d’ailleurs clairement indiqué dans l’arrête du 17 janvier. L’année de référence sera donc choisie entre 2010 et 2019.
« L’étape de septembre 2021 se rapproche », souligne-t-elle, « et il faut s’y prendre rapidement pour collecter des données que souvent seuls les locataires possèdent. » Cette étape est aussi incontournable pour rédiger les dossiers techniques relatifs aux dérogations : « Quelles dérogations seront applicables à quels actifs immobiliers ? » La multi-activité sur certains sites (logistique et tertiaire, industrie et tertiaire, etc.) rend parfois l’exercice très compliqué. Quel autre intérêt recèle ces préparatifs et ces actions ? « Pour louer, vendre et transmettre au nouvel occupant », répond Odile Batsere.
Viendra ensuite l’étape du plan d’action. Sa définition reposera sur les données mises en évidence par le plan de maintenance basé sur les audits énergétiques et de pilotage des installations. Les exploitants y rajouteront tous les investissements directement liés aux économies déjà réalisées, de même que ceux relatifs aux contrats d’achat d’énergie qui pourraient aussi générer des réductions de consommations.
À cela s’ajoute la sensibilisation des occupants afin de produire un effort collectif. Odile Batsere évoque la création de « comités environnementaux » pour développer et soutenir les initiatives. Surtout, elle retient que ce travail est long et complexe. Engagée depuis sept ans dans cette démarche, elle estime que le chemin est encore long.
Exploiter des données énergétiques fiables et abondantes
Comment simplifier la remontée de données ? « Sans mesure, il ne peut pas y avoir d’amélioration », lance Charles Gourio, Président de l’entreprise Smart Impulse, Citant le scientifique Kelvin (Lord Kelvin, de son vrai nom William Thomson). Smart Impulse, créée en 2011 et qui intervient sur 1 500 bâtiments dans 25 pays, propose une suite d’équipements d’une installation simple, rapide et non intrusive pour mesurer les consommations (Smart X), rassembler les données (Smart Diag) et aider à maîtriser les consommations (Smart Monitoring).
Les informations sont à la fois riches (le taux de relevés est proche de 100%), interopérables avec diverses plateformes et adressées (via 3G/4G, internet).
Pour fournir un profil des ouvrages, trois types d’informations doivent être synthétisées : les données de consommations énergétiques, patrimoniales et d’activités.
Pour Charles Gourio, affiner les relevés permet de caractériser la performance énergétique. Les factures des fournisseurs d’énergies et les données de comptage constitueront les éléments de base pour alimenter la plateforme OPERAT, calculer l’année de référence et permettre ainsi de suivre les objectifs.
Les indications les plus pertinentes sont celles relatives aux consommations de chauffage et de refroidissement, aux consommations d’activités spécifiques telles qu’un restaurant ou un datacenter, et toutes celles très spécifiques qui permettront de nourrir le dossier technique pour justifier de la modulation de l’objectif selon l’activité du site.
Smart Impulse a ainsi permis de traiter les situations complexes : sites sans télérelevés de consommations, sans interlocuteurs, disposant d’un seul point de livraison pour des activités à la fois tertiaires et industrielles… On commence par la pose de capteurs afin de mesurer les consommations, puis de caractériser la performance énergétique au regard des usages, des activités, des conditions climatiques… « Ce type d’intervention s’avère indispensable pour monter les dossiers techniques de modulation ou calculer les ajustements climatiques », explique Charles Gourio. « C’est aussi une opportunité pour se doter d’outils d’économie d’énergie et devenir un acteur de la transition énergétique. »
Utiliser les formules d’aides financières existantes
Comment financer ce travail important ? Rachida Yadri, PDG de Qwanty Groupe, spécialiste du financement des actions de rénovation énergétique pour les secteurs du tertiaire, de l’industrie, de l’agriculture et du résidentiel, liste les aides financières disponibles : certificats d’économie d’énergie, crédit d’impôt pour la transition énergétique des TPE et PME, aides spécifiques dans le cadre du plan France Relance, subventions de l’Ademe, recherche de financement auprès de tiers financeurs pour couvrir le reste à charge, primes Anah pour les particuliers et copropriétaires…
En raison des possibilités offertes et de la complexité de ce volet, Qwanty Groupe a développé son propre progiciel de gestion administrative financière et opérationnelle des demandes d’aides : Green Pipeline. Cet outil prend déjà en compte les opérations qui pourront être menées dans le cadre du décret tertiaire. Il est aussi ouvert aux acteurs des chantiers de rénovation énergétique – bureaux d’études, gestionnaires de patrimoines, entreprises du bâtiment. Cette démarche peut par ailleurs être labellisée dans le cadre de l’EcoSocialAct porté par Qwanty Groupe qui met en avant des démarches telles que l’insertion et l’inclusion professionnelle, des actions écologiques…
Gérer les risques en termes assurantiels
Quels sont les impacts de cette démarche et de ces travaux en termes assurantiels ? La question est développée par Michel Klein, Directeur du service Sinistres de la MAF, la Mutuelle des architectes français. Il souligne que le volet performance énergétique des chantiers de travaux neufs et de rénovation présente des risques maintenant bien identifiés : isolation thermique par l’extérieur, étanchéité à l’air ; défaut des équipements tels que les centrales de ventilation double flux, la gestion technique de bâtiment (GTB) ou les pompes à chaleur ; des effets concrets tels que la température intérieure non atteinte en hiver, les épisodes de surchauffe en été, des surconsommations d’énergie…
Si la loi Spineta de 1978 sur la garantie décennale a, dans un premier temps, pu être retenue par les tribunaux pour impropriété à la destination, l’article L. 111-13-1 de la loi de transition énergétique du 17 août 2015 a modifié ce choix juridique : ce texte limite l’impropriété à la destination au seul cas de « surconsommation énergétique ne permettant l’utilisation de l’ouvrage qu’à un coût exorbitant ».
Entré dans le code de la construction et de l’habitat, ce texte s’applique à toutes les réglementations depuis la RT 2012. En second lieu, il souligne que l’objectif ne s’apprécie pas selon des objectifs de résultats, mais au regard du coût réel des consommations. Si Michel Klein souligne que la jurisprudence viendra éclairer l’interprétation de cet article récent par les juges, il remarque qu’il y a, à ce jour, très peu de contentieux dans ce sens.
1. Voir le Journal officiel du 23 juillet 2019 (>Lien)
2. voir le Journal officiel du 3 mai 2020 (>Lien).
3.OPERAT ADEME
4. Voir le Journal officiel du 17 janvier 2021 (>Lien)
À propos de l'auteur
Bernard Reinteau
Journaliste de la presse bâtiment depuis la fin des années 80, Bernard Reinteau est journaliste indépendant. Il a œuvré pour les principaux titres de la filière et se spécialise particulièrement sur les solutions techniques liées à la performance énergétique et environnementale des constructions et rénovations performantes. Il collabore principalement avec les plus grands titres et en particulier avec Xpair.
L'échéance pour saisir les données dans OPERAT est reportée au 30 septembre 2022 suivant les dispositions de l'article 16 inséré dans l'arrêté du 10 avril 2020 modifié par l'article 1-XII l'arrêté du 24 novembre 2020.