Par Philippe Nunes, – Ingénieur ENSAIS – DG d’Xpair et d’EnerJ-meeting
Atteindre la neutralité repose sur des paris humains ou technologiques forts dans tous les cas mais qui diffèrent selon les scénarios : régulation de la demande, changement de comportement, déploiement de technologies dans tous les secteurs... Ces hypothèses de ruptures sont des conditions de réalisation des scénarios. En particulier le scénario « S1 : Génération frugale ».
C’est pour faciliter le passage à l’action que l’ADEME a réalisé cet exercice de prospective inédit au travers de 4 scénarios – reposant sur deux ans de travaux d’élaboration et la mobilisation d’une centaine de collaborateurs de l’ADEME et des échanges réguliers avec un comité scientifique.
Ces 4 scénarios sont désignés par les noms suivants : S1 Génération frugale - S2 Coopérations territoriales - S3 Technologies vertes - S4 Pari réparateur.
Attachons-nous au scénario 1 « Génération frugale » qui impacte nos comportements avec une rupture de nos modes de vie (moins ou « mieux » consommateurs) et de construction (économie circulaire et low-tech).
Et portons l’attention sur l’excellent travail de l’AQC et la vision d’architecte comme celle Philippe MADEC au travers du Manifeste pour la frugalité heureuse... A consommer et à signer, sans modération !
Bâtiment bois et terre de niveau passif, le pôle culturel de Cornebarrieu (31) - Source architecte Philippe Madec et Pierre-Yves Brunaud
La société frugale en 2050 ?
Des transformations importantes dans les façons de se déplacer, se chauffer, s’alimenter, acheter et utiliser des équipements, permettent l’atteinte de la neutralité carbone sans impliquer de technologies de captage et stockage de carbone, non éprouvées et incertaines à grande échelle. De nouvelles attentes des consommateurs, mais surtout de nouvelles pratiques s’expriment rapidement dans les modes de consommation.
La croissance de la demande énergétique qui épuise les ressources s’interrompt grâce à des innovations comportementales, organisationnelles autant que technologiques.
La transition est conduite principalement grâce à la frugalité par la contrainte et par la sobriété
La capacité des acteurs économiques à s’adapter rapidement à l’évolution de la demande est parfois difficile. La contrainte vient de mesures coercitives pour une partie (obligations, interdictions, quotas…), qui doivent faire l’objet de débats pour faciliter leur compréhension et leur appropriation. La sobriété se fait par la réduction volontaire de la demande en énergie, matières et ressources grâce à une consommation des biens et services au plus près des besoins : évolution de l’assiette, limites de vitesse sur route et limitation des vols intérieurs, transformation des bâtiments vacants et des résidences secondaires en résidences principales…
1) Adaptation au changement climatique
Respect de la nature et sobriété
La nature est sanctuarisée, comme un tout auquel l’humanité appartient, et elle contribue aux capacités de résilience climatique : nature en ville et ré-en-sauvagement des espaces permettent non seulement de lutter contre les îlots de chaleur ou les précipitations intenses, mais aussi de maintenir les continuités écologiques et les dynamiques d’adaptation des écosystèmes.
Une partie de l’appareil productif est fondé sur les low-tech (par opposition au high-tech) et les petites et moyennes entreprises : les systèmes techniques et les technologies, simplifiés et rendus plus robustes, sont plus contrôlables et réparables par les citoyens : ainsi la sobriété des produits et services permet de mieux absorber des aléas climatiques directs ou leurs impacts socio-économiques.
2) Bioéconomie-alimentation-agriculture-forêt-sols
Profonde transformation des habitudes alimentaires et mobilisation raisonnée de la ressource forestière
L’évolution des systèmes agricoles (70 % de production à très bas niveau d’intrants) suit celle des régimes alimentaires, à savoir une division par 3 des quantités de viande avec des cheptels plus extensifs mais moins nombreux (Graphique 4). La consommation de produits exotiques est réduite.
Les surfaces occupées par des espaces naturels non productifs augmentent ainsi de manière conséquente. Les impacts sur les écosystèmes sont réduits. Hors alimentation, la méthanisation et la combustion sont deux voies importantes de valorisation de biomasses majoritairement agricoles. La sobriété dans les usages matières du bois (sciage, panneaux et bâtiments) permet de satisfaire les besoins avec une collecte de bois en forêt qui est restée constante.
Enfin, la logique de préservation maximale des espaces naturels induit, de manière indirecte, un fort développement et une meilleure pérennisation des puits biologiques de carbone sous forme de forêts.
Graphique 4 Composition de l'assiette du régime moyen français dans chaque scénario en 2050, représentée en quantités consommées par jour et par personne, boissons incluses, sauf eau (INCA2 représente le régime moyen actuel)
3) Aménagement du territoire-bâtiments-mobilités
Limitation de la construction, rénovation rapide et modification d’ampleur des modes de vie
Le parc de bâtiments est massivement mobilisé et rénové. Le parc de logements existant est mieux utilisé : 2,1 personnes par logement contre 2 dans le tendanciel, les résidences secondaires passent de 9 % à 2,5 % du parc. Cela permet de réduire drastiquement le nombre de constructions neuves, donc la consommation de matériaux de construction, ce qui engendre une réduction des émissions de GES de l’industrie liée à l’activité bâtiment (ex. : ciment). Les grandes villes sont délaissées au profit des villes moyennes et des zones rurales.
La rénovation énergétique est d’une ampleur inégalée par la proportion du parc concerné (80 % des logements rénovés à un niveau Bâtiment Basse Consommation (BBC) ou plus, 80 % des surfaces tertiaires suivent la trajectoire prévue par le décret tertiaire du 23 juillet 2019). Le chauffage au bois se développe, le recours au gaz réseau diminue fortement. L’utilisation de matériaux biosourcés croît.
La vie quotidienne dans les logements évolue également fortement (baisse du taux d’équipement, mutualisation d’appareils type lave-linge…). La consommation d’électricité pour les usages spécifiques (électroménager, électronique, éclairage…) est réduite par près de trois de 2015 à 2050.
Une baisse de la demande de mobilité importante
Les kilomètres parcourus baissent de 26 % d’ici 2050, par l’évolution vers davantage de proximité et de la baisse de la mobilité. Cela favorise en particulier les modes actifs (marche et vélo), tandis que la voiture et l’avion sont en fort retrait (moitié moins de trajets en voiture par rapport à 2015). Les voitures s’électrifient progressivement pour couvrir à terme 90 % des usages, deviennent plus légères et leur vitesse de circulation baisse (par ex. : 110 km/h sur autoroute). Parallèlement, le covoiturage solidaire et l’autostop se développent dans les zones rurales. La relocalisation de l’économie et la sobriété poussent à une baisse de 45 % des trafics de marchandises nationaux. Les émissions directes de GES du secteur des mobilités baissent ainsi de 91 %.
Les kilomètres parcourus baissent de 26% d'ici 2050, par l'évolution vers davantage de proximité et la baisse de la mobilité
4) Industrie-matériaux-économie circulaire
Une production industrielle contractée et un marché réorienté sur le « made in France »
La demande matérielle décroît significativement, en lien avec des évolutions fortes des modes de vie : réduction de 30 % de la surface des maisons individuelles neuves par rapport à aujourd’hui, division par 2 du nombre de voitures produites, baisse de 70 % de la consommation d‘engrais de synthèse par habitant…
L’économie de la durabilité et de la réparation prend une place conséquente afin d’augmenter la durée de vie des objets et des équipements. La production des déchets est réduite d’un tiers en 2050, avec un taux de valorisation très élevé de 93 %.
Le « made in France » et les produits locaux sont privilégiés par les consommateurs finaux dans un souhait de maîtrise de l’empreinte carbone.
En conséquence, la production industrielle recule en volume physique et des transferts d’activité s’effectuent vers d’autres secteurs. La production de certaines filières est relocalisée. Le système productif se décarbone principalement via la biomasse, pour atteindre - 53 % de consommations énergétiques et - 79 % d’émissions de GES en 2050.
5) Systèmes énergétiques décarbonés
Baisse de la demande énergétique globale mais doublement de la consommation de biomasse énergie
Outre une réduction drastique, déjà engagée, de l’usage de charbon (hors hauts fourneaux), le pétrole est limité à quelques usages spécifiques difficilement substituables notamment pour le transport routier et aérien longue distance et en tant que matière première dans l’industrie.
Le gaz suit la même trajectoire de réduction très forte de consommation (par exemple 3 millions de logements encore chauffés au gaz en 2050 contre 10millions aujourd’hui). Il est presque intégralement renouvelable, sans pour autant nécessiter de cultures énergétiques dédiées.
L’hydrogène comme levier de décarbonation du gaz du réseau
L’hydrogène est principalement utilisé dans le power-to-gas (production de méthane à partir d’électricité). Cela permet de décarboner le vecteur gazier, de façon décentralisée via des unités de petite taille implantées près des unités de méthanisation pour valoriser le CO₂ issu du biogaz épuré. Dans une moindre mesure, la production d’hydrogène pour les usages industriels historiques (méthanol et engrais) continue de s’appuyer sur les procédés actuels de vaporeformage du gaz de réseau (décarboné à 88 % dans ce scénario). La mobilité hydrogène, qui supposerait de nouvelles technologies, ne se développe pas dans ce scénario.
Le mix de la consommation d’énergie finale* est composé de 301 TWh d’électricité, 265 TWh de chaleur, 110 TWh de gaz et 70 TWh de combustibles liquides.
*Le mix de consommation finale ne prend pas en compte l’énergie utilisée de façon intermédiaire pour produire d’autres vecteurs (gaz utilisé pour produire de l’électricité, électricité utilisée pour produire de l’hydrogène, pertes…). Ainsi, dans ce scénario, la consommation totale d’électricité est de 400 TWh et celle de gaz de 148 TWh.
6) GES et puits de carbone
Des émissions maîtrisées ne mobilisant que les puits biologiques
La récolte de bois est stable et seuls les puits biologiques sont mobilisés (sols, forêts, biomasse). Ceux-ci sont significativement plus développés qu’aujourd’hui (de l’ordre de 80 MtCO₂eq / an pour la seule forêt et 116 MtCO₂eq au total contre 44 MtCO₂eq aujourd’hui de puits naturels nets totaux) avec des pratiques agricoles modifiées et, surtout, une croissance significative de la forêt maintenue dans une gestion extensive (Graphique 5).
La philosophie de ce scénario est basée sur la sanctuarisation du vivant et sur une réduction des consommations qui permettent de se passer des puits technologiques, voire d’avoir un stockage positif assurantiel en cas d’impacts négatifs du changement climatique. Le bilan net des émissions est de - 42MtCO₂eq.
N.B. : la valeur du puits en 2017 est présentée comme référence sachant qu’elle n’a pas été calculée avec la même méthode que pour les scénarios mais à partir des valeurs de l’inventaire national réalisé par le CITEPA, en y ajoutant la séquestration de carbone dans les sols forestiers et le bois mort en forêt.
Lecture conseillée : Téléchargez la synthèse « transitions(s) 2050 » de l’ADEME
Pour une construction frugale en énergie, en matière et en technicité
Sans chercher l’abandon de la construction « mais en réservant plutôt son utilisation là où elle est irremplaçable, la démarche low tech » vise à développer des solutions minimisant la consommation des ressources, des solutions les plus simples possibles, les moins dépendantes des ressources non renouvelables.
Pour le bâtiment, la démarche "low tech" privilégie la réhabilitation, l’économie circulaire, le réemploi et le recyclage. La sobriété tant à la construction qu’à l’usage se décline en termes d’énergie grise des matériaux et des constructions, de confort thermique d’hiver et d’été, d’évolutivité des besoins et des usages de modularité et d’utilisation attentive des territoires.
La réduction de l’empreinte écologique d’une construction passe par l’utilisation prioritaire de matériaux à faible énergie grise, donc peu transportés et peu transformés comme la pierre, la terre, le bois local – Source visuels cités dans revue AQC
Lecture conseillée : Téléchargez l’article de 12 pages de l’AQC
Le Manifeste pour une frugalité heureuse et créative
« La transition écologique et la lutte contre les changements climatiques concourent à un usage prudent des ressources épuisables et à la préservation des diversités biologiques et culturelles pour une planète meilleure à vivre.
Le maintien des solutions architecturales urbanistiques et techniques d’hier, ainsi que des modes actuels d’habiter, de travailler, de s’alimenter et de se déplacer, est incompatible avec la tâche qui incombe à nos générations : contenir puis éradiquer les dérèglements globaux.
Le bâtiment frugal et le territoire frugal – urbain comme rural – sont les réponses que nous avons choisies;»
Par Alain Bornarel, ingénieur - Dominique Gauzin-Müller, architecte et Philippe Madec, architecte et urbaniste
En janvier 2018, l’ingénieur Alain Bornarel et les architectes Dominique Gauzin-Müller et Philippe Madec publiaient le Manifeste pour une frugalité heureuse et créative, accessible sur le site www.frugalite.org.
Soulignant la lourde part des bâtisseurs dans les émissions de GES et dans la consommation foncière et des ressources planétaires, ils y appelaient le monde du bâtiment à une frugalité en énergie, en matière et en technicité.
Fin mai 2022, le Manifeste compte près de 15 000 signataires !
Téléchargez le Manifeste pour une frugalité heureuse
Signez le Manifeste pour une frugalité heureuse
Par Philippe Nunes, – Ingénieur ENSAIS – DG d’Xpair et d’EnerJ-meeting
Evénements à noter …
EnerJ-meeting Lyon 15 novembre 2022 : https://lyon.enerj-meeting.com/
Puis en 2023 Paris 9 février 2023 et Nantes 17 Octobre 2023
Sources et liens