Par François PELEGRIN Architecte DPLG, Urbaniste DUP, ancien élève de l’ICH
Très investi dans les enjeux environnementaux et le développement des outils numériques d’aide à la
conception, il développe, depuis 1979 une activité centrée principalement sur le logement et consacre aussi du
temps à la R & D. Ce travail de recherches permet d’enrichir la pratique quotidienne de l’agence et de
développer pour chaque projet, des innovations sociales,environnementale, économiques et techniques.
Alors que chacun sait que la qualité d’une construction ou d’une réhabilitation repose d’abord sur la qualité de la relation maître d’ouvrage - maîtrise d’œuvre et des missions, il est consternant de voir la tournure actuelle du projet de loi ELAN (Évolution du logement et aménagement numérique) qui déclenche une guerre dont la principale victime sera assurément la qualité du cadre de vie.
Voilà que l’USH[1] veut saper la loi MOP sur des points majeurs qui forgent cette qualité, notamment :
- Le concours d’architecture
- Procédure vertueuse qui permet au maître d’ouvrage de choisir le meilleur projet en concertation avec les élus, membres du jury. Contrairement à ce qu’affirme l’USH, le concours n’est pas un surcoût puisqu’il permet de choisir le projet « mieux disant », ni une perte de temps puisque le jury est un moment de concertation avec la collectivité locale. À l‘issue du jury, on sait que le projet lauréat obtiendra son permis car s’il n’était pas conforme ou mal intégré, le projet n’aurait pas été lauréat.
- La mission de base
La loi MOP stipule qu’elle comporte différentes phases essentielles (conception, consultation, suivi de la réalisation des travaux, réception) permettant au maître d’ouvrage de s’assurer du respect de ses objectifs. Cette loi MOP a été voulue par LE POLITIQUE pour mettre fin aux dérives des marchés globaux, de la priorité accordée au quantitatif au détriment du qualitatif. Cette mission de base implique bien le concepteur pour le suivi des travaux et leur réception Un architecte qui ne vit pas le chantier deviendrait vite un mauvais concepteur.
Le mauvais bilan du mode de production d'après-guerre n’est plus à démontrer. Il engendra un cadre de vie de piètre qualité (chemin de grue, politique des modèles, industrialisation lourde...). L’État, en accord avec tous les acteurs de la construction, décida d’y mettre un terme. C’est ainsi que sont nées la loi de 1977 sur l’architecture et la loi MOP.
Il s’en est suivi une nette amélioration de la production architecturale et technique, grâce au logement social, qui constituait le principal vecteur d’innovation. On peut rendre ici hommage aux nombreux bailleurs sociaux et au PUCA (Plan Urbanisme Construction et Architecture) qui ont su bousculer les acteurs et susciter bien des innovations majeures.
La France, première destination touristique grâce à la qualité de ses villes et de ses paysages, fait encore partie, paradoxalement, des rares pays on l’on parle encore de « surcoût architectural ».
Si nos politiques et certains maîtres d’ouvrage n’ont toujours pas compris qu’un cadre de vie qualité produit de l’économie durable, on peut craindre le pire lors des débats parlementaires sur la loi ELAN.
[1] USH = Union Sociale pour l’Habitat
Le "Nouveau Monde" et la nécessité d'évoluer
Depuis un certain temps, l’appareil de production du logement (programmation-conception-réalisation-gestion) est à bout de souffle et certainement pas en phase avec les aspirations des français, les nouveaux modes de fabrication de la ville, les nouvelles technologies numériques. Il faut certes le repenser mais pas n’importe comment, pas à n’importe quel prix.
Fragiliser la maîtrise d’œuvre ne ferait qu‘aggraver la situation.
Ce n’est pas pour autant qu’elle ne doit pas évoluer : elle peut assurément encore accroître ses compétences en s’emparant, elle aussi, des nouveaux outils, tels que le BIM, pour mieux concevoir en mode « ingénierie concourante »
Le meilleur conseil à donner aux jeunes (et moins jeunes) architectes est de décupler la taille de leurs agences en regroupant leur force, complémentarité et moyens, de réintégrer au sein de leurs agences des compétences techniques de base indispensables : thermique, environnementale, économique ; et de mettre en place des procédures rénovées (ingénierie concourante) en développant des partenariats efficaces avec les bureaux d’études qui apportent de réelles valeurs ajoutées.
La maîtrise d’ouvrage doit aussi évoluer pour répondre aux nouvelles attentes de la société, au désir de concertation avec les élus et riverains, et s’interroger sur les modes opératoires pour mieux conjuguer transition numérique et transition environnementale.
Le politique, l’élu, la maîtrise d’ouvrage ne peuvent se démettre de leur responsabilité, ni prendre le risque de faire de la loi ELAN , un instrument diabolique aux mains de quelques grands groupes très puissants, en feignant d’ignorer que le cadre de vie et la création architecturale sont d’intérêt public (cf loi de 77 sur l’architecture) et que la loi MOP est, en quelque sorte, un garde-fou !
POUR BIEN CONSTRUIRE OU BIEN RÉHABILITER, LE BON SENS LE PLUS ÉLÉMENTAIRE COMMANDE :
- De parfaitement définir ses besoins et de les exprimer dans le Programme
- Puis, de consulter plusieurs maîtrises d’œuvre (compétentes, responsables, indépendantes) au travers d’un concours, de façon à choisir en concertation avec la collectivité le meilleur projet
- Puis de développer la conception au travers plusieurs étapes (APS, APD, PROJET) permettant au maître d’ouvrage de s’assurer du respect de ses objectifs à chaque phase
- Puis de mettre en concurrence les entreprises pour sélectionner la ou les mieux "disantes" sur la base d’un projet abouti
- Puis de réaliser les travaux
- Enfin de les réceptionner et préparer l’exploitation-maintenance
Au lieu de chercher à réduire les missions de la maîtrise d’œuvre, le maître d’ouvrage, ayant compris l’énorme potentiel qu’offre le BIM en matière de gestion de la qualité, de synthèse et de prévision de la maintenance, devrait au contraire confier à sa maîtrise d’œuvre, dans l’intérêt du projet, les missions dites « complémentaires » décrites dans la loi MOP : EXÉCUTION (totale ou partielle et les « métrés » correspondants) et la SYNTHÈSE.
Quelques pistes de réflexions et d'actions...
Imposer la démarche en économie globale[2]
Malgré les réflexions et nombreux travaux de l’association APOGEE[3] depuis plus de 30 ans, le sujet du « coût global » reste, en France, davantage un thème de colloque qu’une réelle pratique.
La dynamique RBR 2020 qui vise à placer l’homme au cœur des préoccupations des acteurs de la construction[4], l’expérimentation E+C-, sont véritablement porteuses de progrès mais elle requiert un raisonnement en « économie globale».
Tant que celui-ci n’aura pas été intégré par la maîtrise d’ouvrage, on continuera à vouloir construire « plus vite et moins cher » et on générera - en même temps - de faramineux coûts d’entretien pour les décennies à venir.
Avant de commettre l’irréparable avec une loi ELAN au rabais, que chacun prenne le temps de lire le guide de la MIQCP : ouvrages publics et coût global[5], qui rappelle la répartition des coûts pour un bâtiment d’habitation sur 50 ans : 3% pour le montage, 2% pour la conception, 20% pour la construction, 75% pour l’exploitation maintenance.
Faut-il être à ce point aveugle, sourd et mauvais comptable - pour ne pas comprendre que la réduction du poste exploitation-maintenance à 75% passe par le renforcement des moyens alloués aux 3 séquences amont ?
[2] Il serait temps de privilégier la démarche en ECONOMIE GLOBALE (et non en COÛT GLOBAL) ; c ‘est le même concept mais exprimé en terme positif
[3] Dont le principal objet est de promouvoir le « COÛT GLOBAL »
[4] Ce ne sera pas une surprise pour les architectes puisque c’est la première chose qui leur est enseignée dans les écoles d’architecture
[5] http://www.miqcp.gouv.fr/images/Guides/documentPDF/COUT_GLOBAL_p.1_A_p.100-2.pdf
Concilier conception architecturale et industrialisation raisonnée
108 logements BBC - Rénovation sur surélévations
D’autres voies existent que l’industrialisation lourde et massive : elles font appel à la créativité des concepteurs, aux recherches développées par les industriels, au savoir-faire des entreprises pour la mise en œuvre. Avec les technologies numériques à notre disposition, on peut allier ces intelligences et faire du « sur-mesure » industriel au prix du prêt à porter.
Faire du numérique un allié pour gérer la qualité et la garantie de performances
Certains détracteurs de la loi MOP prétendent que celle-ci serait un frein à l’usage du BIM. Or, le groupe de travail MIQCP réunissant toutes les professions y compris l’USH, après plus d’un travail et de concertation, a pu démontrer la parfaite compatibilité de la loi MOP et du BIM et a publié un guide de recommandations à la maîtrise d’ouvrage[6]. Le bâtiment a toujours rejeté les méthodes de travail déployées dans les autres secteurs d’activité au motif, bien réel, que le bâtiment ne réalise pas de SÉRIE mais un PROTOTYPE à chaque projet. C'est pourquoi notre système PROGRAMMATION - CONCEPTION - RÉALISATION - GESTION est à la traîne. Il convient désormais de CHANGER DE PARADIGME et les concepteurs doivent admettre que :
- La MAQUETTE NUMÉRIQUE sera le PROTOTYPE sur lequel on aura réalisé toute sorte de SIMULATIONS afin d'en justifier les performances ; on passe ainsi du RÉGLEMENTAIRE à la PERFORMANCE comme le suggèrent les PERMIS DE FAIRE et PERMIS D’INNOVER.
- Le CHANTIER est le PREMIER DE SÉRIE, d’une série qui s'arrête là, puisqu’effectivement on ne fait pas de séries dans le bâtiment
La maquette numérique alias BIM / Bouleversement interprofessionnel majeur est appelée à révolutionner les pratiques professionnelles tout au long du processus de programmation, conception, concertation, consultation, réalisation, exploitation maintenance.
Elle est d’abord un formidable outil de représentation du projet, désormais intelligible par tous. Elle facilite l’indispensable concertation : un projet réussi, c’est un projet adopté donc partagé.
La maquette numérique garantit la traçabilité des échanges et permet l’accès à toutes les informations utiles pour l’exploitation maintenance ultérieure. Elle constitue la base du carnet numérique d’entretien[7].
Elle induit de la TRANSPARENCE et de la CONFIANCE, elle est une GARANTIE DE PERFORMANCES.
Ainsi il est plus judicieux de lancer l’appel d’offres avec un dossier de consultation parfaitement défini comprenant tous les plans de détails importants, les métrés et la synthèse plutôt que de laisser des imprécisions dont les entreprises les mieux armées sauront tirer profit pour elles-mêmes et non pour le projet.
Chacun sait qu’élaborer une maquette numérique à un coût. C’est un surcoût pour celui qui réalise la maquette numérique. Ce surcoût permet à d’autres d’économiser une partie de leur temps grâce à l’accès direct et intelligible aux quantités d’informations utiles qu’elle détient (et bien évidemment lors des phases d’exploitation maintenance)
Cet épineux problème du « coût d’élaboration de la maquette numérique » en phase conception n’en serait plus un :
- Si la maîtrise d’ouvrage prenait en compte dans l’établissement de la note de complexité[8] le recours à ces nouvelles technologies qui – elle ne peut le nier – lui permettra de vérifier la cohérence du projet lors de son élaboration et de disposer – in fine - d’une quantité d’informations, sources de grosses économies pour les décennies d’exploitation et de maintenance ultérieure.
- Si la maîtrise d’ouvrage acceptait de revoir le séquencement des honoraires : il faut donner plus de moyens aux phases ESQUISSE et APS, car c’est à ce stade qu’il faut investir dans la maquette numérique
- Si la maîtrise d’ouvrage confiait à sa maîtrise d’œuvre, en les rémunérant à leur juste valeur, les missions EXÉCUTION, MÈTRE, SYNTHÈSE
[6] http://www.miqcp.gouv.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=99:bim-et-maquette-numerique-guide-de-recommandations-a-la-maitrise-d-ouvrage&catid=10:guides&Itemid=154&lang=fr
[7] Il est absurde que le législateur ait supprimé ce dispositif qu’une majorité d’acteurs du bâtiment souhaitait mettre en œuvre
[8] Paramètre essentiel pour fixer la rémunération de la maîtrise d’œuvre
La nécessité du permis de construire numérique : un enjeu économique colossal !
« À compter du 8 novembre 2018, les collectivités devront être capables de recevoir en ligne les demandes de permis de construire. A l'heure actuelle le chantier, qui pose de nombreux problèmes juridiques et techniques, est à peine ouvert. L'AMF et l'ADCF viennent d'ailleurs d'alerter le ministère de la cohésion des territoires sur la complexité de cette échéance. »
LE PERMIS DE CONSTRUIRE " à la française" peut paraître bien “léger” comparé au sérieux qui encadre cette procédure dans bien d’autres pays. Il en résulte des coûts de non-qualité, des lenteurs d’instruction des PC, des recours, des PERMIS MODIFICATIFS, des conformités hasardeuses…
Un permis de construire doit lors de son dépôt prouver qu‘il respecte toutes les exigences : Programme du maître d’ouvrage, règles d’urbanisme, réglementations en vigueur (RT 2012, E+C-, incendie, accessibilité) etc..
Est il pertinent d’attendre les phases post PERMIS pour s’apercevoir que l’épaisseur du mur est insuffisante et qu’il faut diminuer et recalculer toutes les surfaces, puis redéposer un modificatif ?
N’est il pas évident que pour déposer un permis de construire fiable, « NE VARIETUR », on aurait plutôt intérêt à confier à la maîtrise d'œuvre les MISSIONS (dites complémentaires dans la loi MOP) telles que :
- EXÉCUTION (totale ou partielle selon les enjeux technologiques), métrés, SYNTHÈSE, Dans le cadre du PERMIS DE FAIRE et du PERMIS D’INNOVER, on devrait voir se développer prochainement des expérimentations de PERMIS DE CONSTRUIRE NUMÉRIQUE avec des communes volontaires. L’enjeu financier est colossal et estimé à 7 milliards € par an. Un mois d’instruction de gagné économiserait globalement près d’un milliard, la diminution des coûts de non-qualité économiserait près de 6 milliards.
- UN MILLIARD €/an grâce à la réduction de délais d’ instructions rapporté aux 500 000 logements annuels, si l’on valorise le mois gagné à 1000 € -valeur locative moyenne ou remboursement de prêt et que l’on vise un gain d’instruction de 2 mois, on économiserait globalement 500 000 x 1000 x 2 = 1 milliard €
- PLUS de 6 MILLIARDS €/an grâce à la diminution des coûts de non qualité
Avec le PC NUMÉRIQUE , le projet gagne en fiabilité et permettra sans doute d’effacer une partie du COÛT ANNUEL DE NON QUALITÉ (lequel est de l'ordre de 15% du CA du BTP soit environ 20 milliards €/an). Si l'on admet une modeste réduction de seulement 30% , grâce au PC numérique , le gain s’établit à 6 milliards €.
L’autre enjeu du numérique est celui du territoire
Pour mieux maîtriser leur développement et être en capacité de faire de la gestion prédictive, les collectivités doivent s’emparer et exploiter intelligemment les données (big data) collectées sur les bâtiments, réseaux, infrastructures … avant que les GAFA les leur confisquent pour mieux leur revendre ensuite !
En guise de conclusion...
On gagnerait à MIEUX ECOUTER les architectes, les urbanistes, les paysagistes, bref ceux qui ont pour motivation et mission de produire le meilleur cadre de vie possible[9] mais aussi les autres composantes de la maîtrise d’œuvre et les nombreuses petites et moyennes entreprises.
Mais il se trouve que les architectes sont sous tutelle du ministère de la Culture alors que la loi ELAN s’élabore au sein du Ministère de la Cohésion des Territoires, lequel n’entend pas les architectes et c’est bien dommage.
Exemple : au début des années 2000, nous expliquions que la procédure des PPP était inappropriée pour la réalisation de bâtiments, qu’elle allait fragiliser, en la déresponsabilisant, la maîtrise d’ouvrage et conduirait à des coûts de construction et d’exploitation anormalement élevés[10] ; on ne nous a pas écoutés et il a fallu attendre mars 2018 soit 18 ans après nos messages d’alerte pour que l’Etat en prenne conscience et décide d’y renoncer.
Pour ne pas subir, anticipons et mettons-nous rapidement en ordre de marche en rédigeant une loi ELAN qui inscrive comme première priorité la qualité du cadre de vie, gage d’un développement véritablement durable.
Et que l’on ne taxe pas cet article de vision « corporatiste » : ce n’est pas tant l’intérêt des architectes, de la maîtrise d’œuvre et des petites et moyennes entreprises qui est en jeu mais l’intérêt public dans ses différentes composantes : sociales, environnementales, culturelles et humaines.
[9] Parfois au détriment de leur propre intérêt financier car ces professionnels, conscients de leur responsabilité, s’investissent souvent bien au-delà de la rémunération allouée.
[10] Ce que plusieurs rapports (CESE, cour des comptes) ont confirmé plus tard.
Fait par François PELEGRIN, architecte, urbaniste
Président d’honneur de l UNSFA (Union Nationale des Syndicats Français d’Architectes
Membre du comité stratégique du PLAN BATIMENT DURABLE
Membre du comité des professionnels du PUCA (Plan Urbanisme Construction et Architecture)
Membre d’AMO (association ARCHITECTURE et MAITRISE D’OUVRAGE)
SOURCES ET LIENS
Loi Elan : La stratégie logement du gouvernement
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Que le suivi de la réalisation des travaux soit confié a l architecte, c'est la base, en revanche assumer les missions complémentaires "execution" et "synthese"signifie un renforcement drastique de l'équipe.