Par Brice FEBVRE, Responsable du Pôle Efficacité Energétique (GRDF)
et
Roch DROZDOWSKI, Chef de Mission Smart Gas Grids, Pôle Stratégie (GRDF)
A l'heure où de nombreux acteurs du bâtiment s'interrogent sur les solutions énergétiques les plus adaptées pour répondre aux enjeux du Grenelle de l'environnement (RT 2012 et labels, bâtiments passifs et à énergie positive), le présent article propose un éclairage sur le phénomène de la pointe saisonnière électrique qui s'est fortement accentué ces dernières années.
Résultat d'un gradient thermique qui a battu un nouveau record en 2012 (cf. partie 1), la « pointe électrique » pose aujourd'hui de réels problèmes pour le gestionnaire de réseau d'électricité et nécessite de recourir toujours plus à des centrales thermiques à flamme fortement émettrices de CO2. La croissance régulière de la pointe de consommation d'électricité depuis une dizaine d'année (cf. partie 2) mobilise l'ensemble des acteurs des systèmes énergétiques afin de garantir la sûreté du système électrique français. La réduction du taux de pénétration du chauffage par effet Joule au profit de technologies alternatives vertueuses (cf.partie 3) permettrait de résoudre ce problème en maîtrisant la puissance appelée en hiver.
"Montagne de charge" de l'hiver 2011-2012 - Consommation France - Source : RTE
Les pointes de consommation d'électricité sont par définition les consommations les plus élevées. Le rapport Poignant-Sido du Groupe de Travail sur la Maîtrise de la Pointe Electrique l'explique très bien : « Il existe plusieurs pointes de consommation d'électricité, la notion de pointe dépendant avant tout de la période et de la zone observée ». Ainsi, il est important de faire la distinction entre pointe saisonnière et pointe journalière. Pour simplifier, on peut assimiler les variations saisonnières aux mouvements de marée et les pointes journalières aux vagues.
La pointe journalière, tout d'abord, se caractérise par une hausse importante de la consommation nationale localisée sur plusieurs heures. En hiver, on peut l'observer la matin, à l'ouverture des commerces et des bureaux, ou à 19h, lorsque, après le travail, de nombreux appareils électriques sont mis en marche : éclairage, télévision, cuisinière etc. En été, la pointe est plutôt observée à 13h.
Courbes de charge de journées-types - Source: Bilan Prévisionnel RTE 2009
On parle ensuite, et plus particulièrement en France, de la pointe saisonnière. Le nombre important de chauffages électriques du parc français rend la consommation d'électricité française très sensible au climat : elle augmente de plus en plus, à mesure que la température extérieure diminue au-delà d'un seuil de 15°C environ. Cette thermosensibilité mène à une forte augmentation de la consommation en électricité durant la « période de chauffe » qui se prolonge sur plusieurs mois, creusant ainsi un écart entre les pointes de consommation d'hiver et les consommations d'été.
Estimation des puissances chauffage et hors chauffage appelées entre le 01-07-08 et le 30-06-09
Source : exploitation des données RTE 2008/2009
Le rapport Poignant-Sido indique trois leviers distincts de traitement de la pointe :
- Agir sur la demande par une réduction globale du niveau de consommation d'électricité. La réduction du taux de pénétration du chauffage par effet Joule - au profit du gaz ou de technologies biénergies – permettrait de réduire la puissance appelée en hiver et donc de réduire la pointe saisonnière.
- Agir sur la demande en lissant la courbe de charge par le pilotage d'équipements électriques. Les effacements « court » de consommation – par exemple l'extinction des chauffages électriques des ménages sur une durée de 15 à 30 minutes – permettraient de soulager ponctuellement le réseau électrique lors de la pointe journalière.
- Agir sur l'offre en développant de capacités permettant de répondre à la pointe résiduelle. Le chauffage électrique nécessite alors de recourir toujours plus à des centrales thermiques à flamme et aux importations, au détriment de l'économie et de l'environnement.
« En février 2012, la France connaît une vague de froid exceptionnelle – parmi les trois plus sévères des trente dernières années – tant en terme d'intensité que de durée. Des températures inférieures à -10°C ont été observées quotidiennement dans plusieurs régions. » Fin janvier 2013, RTE revient sur les évolutions et réactions du parc consommateur d'électricité dans son bilan électrique 2012 en y abordant notamment quatre points clefs : les pointes d'appels de puissance, la consommation annuelle d'énergie, le gradient thermique français et les émissions de CO2.
En voici quelques points saillants:
1. Les maxima de consommation atteignent un nouveau record historique en 2012 : +6% par rapport au dernier record établi 2010 et de +11% comparativement à 2011.
Du 7 au 10 février, les pointes ont systématiquement dépassé le précédent maximum du 15 février 2010 (96 700MW). Deux maxima absolus de consommation ont été enregistrés le mercredi 8 février pour une température moyenne journalière de -4,9°C :
- En puissance avec 102 100MW atteints à 19h.
- En énergie avec 2,26 TWh consommés sur cette seule journée, soit +70% au-dessus de la moyenne.
Source: RTE
Depuis 10 ans, la pointe de consommation évolue plus rapidement que la consommation annuelle d'énergie électrique. La pointe de l'hiver 2011-2012 est supérieure aux hypothèses du Bilan Prévisionnel 2011 et atteint le niveau de consommation qui était attendu à horizon 2013-2014.
2. L'apparente stabilité de la consommation d'électricité à climat normal cache une progression régulière des segments les plus thermosensibles.
En 2012, conséquence d'une année relativement plus froide et, de plus, bissextile, la consommation brute augmente de 2,1% comparativement à 2011, atteignant 489,5 Twh. Cette hausse est supérieure à celles constatées dans les autres pays de l'ouest de l'Europe.
Si la consommation électrique française corrigée du climat semble se maintenir aux alentours de 480 Twh par an, cette apparente stabilité est le résultat d'un double effet :
- Un recul des consommations de la grande industrie à un rythme de -4% par an. Les baisses les plus marquées en 2012 concernent les secteurs de la construction automobile et de la sidérurgie et sont attribuées au contexte de crise économique.
- Une progression régulière des consommations des particuliers et professionnels depuis 2002, au rythme de +2,4% par an en 2012. L'augmentation du nombre de foyers « tout électriques » principalement, mais également la croissance du nombre de ménages et le développement de nouveaux usages – informatique et télécommunication – en sont responsables.
TENDANCE -4% par an |
TENDANCE +2,4% par an |
Source: RTE
La structure du parc consommateur évolue : ce jeu de vases communicants entre la grande industrie d'une part et les segments particuliers et professionnels d'autre part, augmente la thermo-sensibilité du parc français de consommateurs et creuse encore davantage l'écart entre les pointes de consommation d'hiver et les consommations minimales en été.
RTE rapporte notamment : « La consommation d'électricité en France dépend fortement de la température, notamment les mois d'hiver en raison du parc important de convecteur électriques. […] On peut estimer que 40% de la consommation d'électricité durant cette vague de froid est une conséquence directe de la température, essentiellement du fait de l'importance du chauffage électrique. »
3. Le gradient thermique français atteint un nouveau record historique à 2300 MW /°C
La thermosensibilité, caractérisant l'évolution des consommations en fonction de la température, n'a cessé de progresser ces dix dernières années. A titre d'exemple, le Bilan 2012 indique que la valeur du gradient d'hiver à 19h a augmenté de 35% entre l'hiver 2001-2002 et l'hiver 2011-2012.
Source: RTE
L'analyse RTE le confirme : la progression de la thermosensibilité de la demande électrique française est principalement due à la part importante du chauffage électrique dans les logements résidentiels neufs et dans le tertiaire neuf des dernières années. Dans une moindre mesure, d'autres usages tels que la production de l'eau chaude sanitaire ou les lave-linge contribuent à amplifier cet effet.
4. La conjoncture économique mène à une évolution de +7% des émissions de CO2
Source: RTE
La production totale sur le territoire national diminue de 0,3% par rapport à celle de l'année précédente et s'établit à 541,4 TWh. Cependant, la répartition en 2012 de la production entre les différentes filières se distingue nettement de celle de 2011.
Source: RTE
Avec une puissance installée de 28 GW soit 22% du parc national, la puissance du parc thermique classique est globalement stable.
La production du parc français de centrales thermiques à combustible fossile recule de 7% en 2012, résultat d'une baisse de production des centrales thermiques à gaz (-24%), atténuée par la hausse de la production des centrales thermiques au charbon (+35%).
La vague de froid, ainsi que l'évolution du prix des combustibles fossiles et du CO2 expliquent le recours massif aux centrales à charbon en 2012. Le développement et l'utilisation du gaz de schiste aux Etats-Unis ont en effet mené à une baisse de la demande et du cours mondial du charbon. On constate ainsi une forte augmentation des émissions de CO2 avec une production totale, hors autoconsommation, estimée à 29,5 millions de tonnes.
Sur les cinq dernières années, les émissions de CO2 françaises sont quatre fois plus importantes en hiver qu'en été en raison d'un recours aux centrales thermiques à combustible fossile pour faire face à des niveaux de consommation plus importants en hiver.
Le bilan RTE 2012 est l'occasion de revenir sur cette particularité de l'évolution de la consommation d'électricité française. La France est largement exportatrice nette d'électricité grâce à son parc nucléaire, mais l'exceptionnelle sensibilité aux grands froids et l'amplitude de saisonnalité de sa demande en électricité viennent menacer l'équilibrage offre-demande durant l'hiver. Si l'augmentation du gradient thermique hivernal est en partie mécaniquement due à la croissance démographique et économique du pays (notamment par l'intermédiaire d'usages captifs de l'électricité tels que l'éclairage ou l'électroménager), la promotion de l'électricité comme mode de chauffage depuis les années 80 a eu un effet multiplicateur.
La France est à elle seule responsable de près de 50% de la sensibilité au climat de toute l'Europe. Cette particularité a notamment des répercussions sur l'activité des gestionnaires de réseau d'électricité : une augmentation des risques de congestion peut commander l'engagement d'un plan de renforcement d'infrastructures coûteux.
En 2012, dans le cadre d'une thèse co-pilotée par l'ADEME, RTE, ARMINES et GrDF portant sur le recours à des technologies gaz comme solution d'effacement électrique, une étude du gradient thermique français utilisant les bases de données RTE, CEREN et Pégase a été réalisée.
Source: exploitation de données CEREN
1/ Thèse menée par Cyril Vuillecard, dirigée par Jérôme Adnot et Pascal Stabat et intitulée « Méthodes de construction d'une offre d'effacement électrique basée sur les technologies gaz naturel actuelles et à venir ». En 2011, Cyril Vuillecard reçoit le prix du meilleur jeune chercheur de l'industrie mondiale du gaz (IGRC).
2/ Centre d'Etudes et de Recherches Economiques sur l'Energie
3/ La base Pégase (acronyme de Pétrole, Électricité, Gaz et Autres Statistiques de l'Énergie) enregistre et diffuse les statistiques de l'énergie rassemblées par le Service de l'observation et des statistiques (SOeS) du Ministère de l'Écologie, du Développement Durable et de l'Énergie.
4/ Données CEREN, secteurs résidentiel et tertiaire, suivi du parc et des consommations d'énergie, de 1990 à 2011
Quelle que soit la base de données utilisée, on observe :
- Une lente hausse sur la période antérieure à 2000, de l'ordre de 11%.
- Une rupture nette à partir de 2002 avec une croissance du gradient thermique de 18% en moyenne entre 2002 et 2010, soit une augmentation de l'ordre de 40 MW/°C/an.
Quel phénomène explique cette rupture marquée menant au record historique de 2300 MW/°C en 2012 ?
Source: exploitation de données CEREN
Une seule explication : la hausse importante du nombre de logements « tout électriques »
Suite à une période de relative stabilité de 1990 à 2001, la consommation annuelle des logements dits « tout électriques » croît de 20% environ entre 2002 et 2009 .
Une analyse plus fine (cf. ci-dessous) qui distingue le chauffage d'appoint et prend en compte le secteur tertiaire démontre que sur cette période, l'évolution du parc des logements ayant une base électrique - soit l'augmentation du nombre de ménages « tout électriques » - joue un rôle majeur et porte la quasi-totalité de cette évolution.
La participation du segment tertiaire est faible tandis que celle du chauffage d'appoint tient dans l'épaisseur du trait.
Evolution des consommations de chauffage du parc de ménages « tout électriques » de 2002 à 2009
C.U. : consommations unitaires - Source : CEREN
Il apparaît donc que depuis 2002, l'évolution du gradient thermique et celle des consommations de chauffage des foyers dits « tout électriques » sont identiques.
La promotion de l'électricité comme énergie de chauffage de base apparaît comme principal responsable du développement historique de la thermo-sensibilité de la demande française d'électricité.
En fragilisant l'équilibre offre-demande, le chauffage électrique nécessite de recourir toujours plus à des centrales thermiques à flamme et aux importations, au détriment de l'économie et de l'environnement.
Les solutions passent par un mix énergétique équilibré s'appuyant sur l'utilisation d'équipements performants (gaz, électriques, hybrides, biomasse) couplée à une réduction des besoins.
A l'échelle d'un bâtiment neuf (quand bien même les besoins unitaires de chauffage sont faibles, compte-tenu de la performance thermique du bâti), il s'agira tout d'abord d'éviter l'installation d'un chauffage électrique direct et de privilégier des solutions performantes :
- la pompe à chaleur électrique, qui sollicitera moins le réseau en plein hiver,
- les générateurs de chauffage de type chaudière gaz naturel à condensation, chaudière bois ou pompe à chaleur gaz qui présentent des performances énergétiques et environnementales très élevées, et n'ont besoin d'électricité que pour leur propre fonctionnement.
- la chaudière hybride qui combine dans une unité compacte le meilleur de deux technologies, en sollicitant d'une part un bruleur condensation gaz naturel en période hivernale, et d'autre part une pompe à chaleur de faible puissance en demi-saison. Ce mode de régulation en fonction de l'optimum énergétique permet à la chaudière hybride d'effacer automatiquement ses consommations électriques lors des vagues de froid, contrairement aux pompes à chaleur classiques.
- les équipements de micro/mini cogénération, qui assurent de façon combinée la production de chaleur pour le chauffage / eau chaude sanitaire et la production locale et décentralisée d'électricité.
Permettant de produire localement de l'électricité avec un rendement en moyenne deux fois plus élevé que celui du parc électrique moyen, cette solution qui assure un soutien au réseau en hiver constitue un réel atout pour lutter contre la problématique de pointe électrique.
Concernant le parc existant, l'isolation thermique combinée au remplacement de chauffage électrique direct par des équipements plus vertueux constitue la juste réponse au problème de la pointe.
En conclusion, les statistiques record de pointe et de thermo-sensibilité de la demande en électricité en 2012 engagent à soutenir une coopération croissante des réseaux de gaz et d'électricité. Qu'elles soient matures ou innovantes, les technologies gaz et biénergie présentées permettent en effet de réaliser un effacement électrique saisonnier, voire du pilotage avancé de charge dans le cadre du développement des réseaux intelligents multi-énergies(*).
(*) Pour aller plus loin : consultez le compte-rendu du forum « Des Smart Gas Grids aux Smart networks : l'optimisation des réseaux énergétiques » organisé par la CRE le 19 février 2013 ainsi que le dossier associé. www.smartgrids-cre.fr
Par Brice FEBVRE et Roch DROZDOWSKI
Brice FEBVRE est Responsable du Pôle Efficacité Energétique (GRDF)
Roch DROZDOWSKI est Chef de Mission Smart Gas Grids, Pôle Stratégie (GRDF)
→ Sources et Liens
Bonjour
où trouver l'étude CEREN "secteurs résidentiel et tertiaire, suivi du parc et des consommations d'énergie, de 1990 à 2011 "? elle fait référence sur de nombreux sites mais est introuvable.
Merci