Croissance / décroissance ? Ou comment vouloir répondre à un faux problème

Par Bernard SESOLIS, expert Energie Environnement le 04 Février 2020


Nous vivons une période formidable (1). D’abord, une actualité brûlante sur le changement climatique (Afrique, Californie, Australie).  Ensuite, des mouvements sociaux d’une durée inédite directement liés à la mondialisation de l’économie basée sur le principe du moins disant social.

Enfin, l’approche au galop de l’échéance électorale de mars à l’échelle des villes qui vient télescoper ces évènements et les questionnements sur le futur. L’écologie acceptée devient un enjeu politique majeur …  pour l’instant.  Qu’en sera-t-il après les municipales ?

Et c’est aussi la phase finale de la préparation de la RE 2020 censée donner un élan nouveau en construction avec l’introduction de la contrainte « carbone ». Il va sans dire que le passage en force par l’administration du coefficient d’énergie primaire de l’électricité de 2.28 à 2.3 suscite des émois légitimes.

Cette période si particulière enclenche la réactivation d’interrogations essentielles : sociales (précarité énergétique, filières locales), environnementales (ressources, effet de serre, déchets), économiques (niveaux d’exigence et surcoûts immédiats). Elle met en exergue des sujets, des positionnements et des stratégies d’où transparait une certaine vision du futur. Tout comme les choix qui seront arrêtés cette année pour la RE 2020, image des rapports de force et de nos capacités à faire collectivement.

En ce début d’année, il me semble opportun de s’interroger à nouveau vers quoi nous voulons tendre. Il faut donc tenter de prendre un peu de distance quitte à tomber sur des généralités.

L’essentiel est que, si elles ne sont pas partagées, elles incitent au mieux au débat, au pire à la polémique, et quoi qu’il en soit, à un minimum de réflexion. C’est humblement le but recherché.



Faut-il changer de paradigme économique ?


Des « rêves » clé en main

Les lendemains qui chantent sont formatés par les multinationales. Ils chantent pour elles. Quand un business model satisfait les actionnaires, pourquoi faudrait-il changer le paradigme économique ? Depuis deux siècles, les arguments sur la modernité justifient de foncer têtes baissées vers des options de modèles de société et vers un quotidien imposé à la grande majorité avec comme objectif prioritaire, de dégager des profits maximaux pour une minorité. Cela a perduré tant que le « ruissèlement » était suffisant pour contenir les révoltes.

Garder la main sur la finance, l’économie, et en conséquence, sur le politique est un sport pratiqué par une extrême minorité d’habitants de la planète. Pour continuer, il faut faire rêver les « masses ». D’abord, donner suffisamment à manger à ceux dont la main d’œuvre a un coût défiant toute concurrence. On en fait déjà trop. Il suffirait de mieux répartir la production alimentaire pour nourrir tout le monde sans avoir à jeter à la poubelle 30% de la production mondiale. Mais, mieux la répartir réduirait probablement les dividendes. Alors, on continue à produire des affamés à certains endroits et des obèses à d’autres.

Tout le monde s’accorde à dire que nous serons de plus en plus urbains.  Alors, il faut faire fantasmer sur les métropoles. Les villes envisagées dans quelques décennies par les multinationales doivent continuer à générer un maximum de profits. Pour la ville de demain, il nous est proposé des ingrédients tenant à la fois du numérique et de l’écologie : habiter et travailler dans une tour très haute, en béton voire en bois avec des façades végétalisées tout comme la toiture sur laquelle un jardin, un poulailler, des ruches, une ferme (?) viendront à la fois maintenir un réseau de bio-continuité, et occuper les salariés pendant la pause afin qu’ils se ressourcent. Et surtout, il faut maintenir le sentiment de liberté totale de se mouvoir. Aux vélos et autres techniques douces mais électriques, il va s’en dire, viendront s’ajouter beaucoup de voitures individuelles connectées, autonomes peut-être. Chacun pourra faire partager « sa » voiture à sa guise avec des co-voyageurs triés selon des critères précis par des moyens de communications permanents (aujourd’hui le smartphone, demain quelques puces implantées où il faut) et de l’intelligence artificielle.

Tout sera smart et vert. Un rêve asséné comme l’évidence. La méthode Coué fonctionne à plein régime. Qui oserait avancer que le futur de la voiture thermique, ce n’est pas la voiture électrique à batterie ? Tous ceux qui ont les moyens de s’acheter une voiture individuelle sont fortement invités et bientôt sommés de s’équiper d’une voiture électrique. Le chemin est déjà tout tracé. Les grands groupes se battent sur les futures parts de ce marché colossal. Les continents aussi. Devant l’avance flagrante de la Chine sur les batteries, l’Europe bombe le torse en imaginant à court terme (il faut aller très vite) la mise en place d’un « Airbus » du stockage électrique afin de ne plus dépendre de l’Empire du Milieu.

Bref, un quotidien qui ramènera les habitants des pays développés à ce qu’ils ont pris l’habitude d’être : d’abord consommateurs, et éventuellement, citoyens.

Et les investisseurs ont tout intérêt à ce que le modèle perdure grâce à l’obsolescence. Il faut habituer le consommateur a resté insatisfait face à la « nouveauté », au voisin, au plus riche, à la mode et donc, à accepter que ce qui est acheté ne dure pas et n’est pas réparable.

C’est le moteur de la croissance. Sans elle, pas de progrès, pas d’emploi, pas de bonheur. Certains économistes dénoncent depuis longtemps ce postulat. Mais, ils sont balayés par le rabâchage du soi-disant réalisme de la doxa économique : la dictature du PIB, du marché sans contrôle (merci Milton Freedman !), du numérique, d’abord pour la finance, puis pour les militaires, et enfin (ruissellement technologique oblige), pour vous et moi qui sommes de plus en plus dépendants des algorithmes. Quel bel avenir radieux !


Des « cauchemars » orthodoxes

Le hic de cette vision du futur, c’est l’écologie et surtout, que ce sujet est de plus en plus partagé au point d’en devenir primordial. Un vrai cauchemar pour les adeptes de la croissance à tout crin. Les ressources sont finies parce que, aux dernières nouvelles, nous n’avons encore qu’une seule planète. Il faut donc que le jeu change ses règles, et vite, car le changement climatique et les révoltes s’amplifient.

C’est ainsi que, parmi les voix qui prônent un autre modèle basé sur les économies de ressources, sur un partage plus équitable des biens et des richesses collectives, certaines ont prononcer le mot « décroissance ». Un mot malheureux qui a suscité dédain et moqueries de la part des orthodoxes qui ont malhonnêtement associé cette idée à la régression, au retour à la caverne, au manque, à la pénurie, à la misère, au chômage … et j’en passe. Bref, à des idées associées aux catastrophistes (par exemple, le Club de Rome et leur « Halte à la croissance » de 1972, et leurs émules) qui se sont souvent trompés tout simplement parce qu’ils parlaient du futur. Ceux qui pensent moyen ou long terme ont très souvent tort comme le prouve le futur ...

Mais à notre formidable époque, le risque serait énorme de croire que le futur sera moins pire que ce que prédisent les actuels « catastrophistes », comme le GIEC par exemple.

Les chiffres démentent déjà le bien-fondé du PIB comme indicateur du bonheur. Par exemple, le PIB augmente de 3% /an  depuis 3 ans aux Etats-Unis. Ce pays consacre 18% de son PIB à la santé (contre 11% en France) mais l’espérance de vie y diminue. Les USA est le pays développé où on vit le moins vieux. Le taux de suicide s’est accru de 30% entre 1999 et 2016 (2). Evidemment, la santé est globalement meilleure dans les pays riches. Mais si les besoins de base sont satisfaits et qu’on vise à augmenter le PIB, cette augmentation peut générer une régression du bien-être des populations (pressions au travail, pollutions croissantes, etc …).

La croissance considérée comme le seul salut, associée à des indices économiques partiels et partiaux, génère une posture aveugle à la société et à l’environnement qui elle-même génère des angoisses profondes. Celles-ci trouvent des antécédents dès la fin du 18ème siècle (3). Elles s’expriment actuellement à travers les discours qui opposent les collapsologues et les techno-solutionistes.


L’impérative nécessité d’économiser les ressources

Cet impératif représente a minima l’exigence économique pour ne pas contrecarrer les deux autres composantes du développement durable que sont le social et l’environnemental. S’il veut perdurer, le capitalisme devra s’adapter.

Dans son essai « Le bonheur était pour demain » (Edition du Seuil, 2019), Philippe Bihouix envisage cette adaptation. Il oppose d’une part, l’emballement numérique, la perspective de technologies disruptives, l’homme augmenté au point de viser l’immortalité, et d’autre part, de nouveaux modèles économiques plus « circulaires », le retour des petits gestes et des « consomm’acteurs ». Une sorte de transition douce du système économique dominant vers un modèle apaisé, collectivement et durablement contrôlable. Des exemples concrets émaillent cet essai : réduction des tailles de voitures (modèle électrique de 425 kg au lieu du quadruple actuellement …), fiscalité environnementale, aucun emballage jetable, éloge de la lenteur, conforts et désirs moins standards, des bâtiments frugaux, l’agriculture ponique, très économe en eau, l’ordinateur « Raspberry », de la taille d’une carte de crédit et consommant presque rien (25 millions d’exemplaires vendus), …


Le retour de la réparation

Revenons un instant sur les petits gestes évoqués plus haut. Les objets de consommation, outre leur obsolescence, sont marqués par leur fermeture à toute intervention rationnelle de la part de l’utilisateur. Ce dernier comprend de moins en moins comment l’objet fonctionne et donc, est de moins en moins à même de le régler, de le réparer au besoin, ou de l’adapter. La dépendance est totale. Le consommateur est transformé, non pas en « consomm’acteur », mais est réduit en un client captif. On conçoit aisément qu’une économie basée sur la production d’objets réparables, réglables, adaptables, recyclables est considérée, selon les principes actuels du capitalisme comme une économie de décroissance, donc de régression. Le progrès ne passerait plus exclusivement par la science et technologie, mais aussi par l’augmentation d’indépendance de chaque individu face à un objet. Cette indépendance n’est pas, pour l’instant, une valeur marchande, au même titre que l’air (mais pas l’eau ...). Donc, non générateur de profits.

Un objet courant très « branché » en ce moment, parfaitement générateur de profit est pourtant de la catégorie des réparables, recyclables, réglables. C’est le vélo … sans batterie. Voilà bien un sujet paradoxal, qui en plus, commence à modifier la ville par le développement de sa pratique.

Justement, un débat organisé par le Conseil de l’Ordre des Architectes d’Ile de France en novembre dernier portait sur le thème « réparer la ville » (4). La réparation intéresse les architectes et les urbanistes qui pensent qu’il faut introduire de l’urbanité là où il n’y a que des infrastructures, faire de la ville avec les banlieues pavillonnaires et les zones d’activités, de construire ici, « recoudre » là, densifier ici, désenclaver là, réactiver des centres villes abandonnés. Et  surtout arrêter de faire tables rases, de créer des villes nouvelles  « vertes », « connectées », « smart », « surveillantes », de surdensifier des villes déjà grandes aboutissant à des métropoles manquant d’espaces verts, de transports adaptés à une population trop nombreuses dans un espace trop restreint, …

En un mot, réparer la ville plutôt que d’en « acheter » une nouvelle clé en main. Curieux parallèle à cette échelle avec celle d’un objet. Cette curiosité amène à réfléchir aux bâtiments à construire et à rénover.

La boucle est bouclée : que voulons-nous construire ? Qu’est-ce que la RE 2020 incitera à choisir, notamment en système constructif, en matière d’énergie ? A travers ces questions, c’est toute la conception du milieu urbain qui est en jeu. Quelle vision est préférable pour la ville de demain ? Un environnement réparable, adaptable, maîtrisable ou un environnement connecté, intelligent rendant dépendant ?

Vous avez compris que ma préférence est dans la question.

Bernard SESOLIS
Expert Energie Environnement 

 

  1.   Au premier sens du terme
  2. « Problème de croissance » - Le Monde – 23 & 24 Décembre 2018 - Stéphane Foucart
  3. « Le low-tech pour vivre mieux avec moins » - Le Monde - 26 Septembre 2019 - Claire Gerardin
  4. « Pour un urbanisme de la réparation » - Le Monde - 22 Novembre 2019 - Grégoire Alli



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