Par Bernard SESOLIS, expert Energie Environnement le 04 Juillet 2019
Le très sérieux journal anglais « The Guardian » fait évoluer sa sémantique concernant le changement climatique. Très pointilleux sur le poids des mots, ses journalistes, dorénavant, n’évoquent plus le « changement climatique » mais « la surchauffe climatique » et les « climatosceptiques » deviennent des « climato-négationnistes ». Ce durcissement des expressions pour qualifier la situation et les spécialistes du déni est significatif. Les phénomènes s’amplifient et, en conséquence, leurs contempteurs s’énervent et louvoient.
Certaines voix habituellement modérées en viennent à citer la « catastrophe ». Un des principaux évènements de ce début d’année 2019 aura été le cri d’alarme sur la biodiversité. Il y a dans l’air du temps une odeur d’anxiété croissante. Chaque jour voit grossir les rangs des collapsologues qui se préparent au très prochain effondrement généralisé et irréversible. Pour eux, il est trop tard pour espérer une voie de transition douce vers une société à la fois apaisée et vertueuse pour préserver notre planète.
Entre une attitude consistant à ne pas vouloir admettre que nous sommes responsables du déluge qui arrive (celui-là, au moins, tout le monde commence à le sentir...) et celle consistant à construire l’arche de Noé, il est urgent de replacer la réalité et les possibilités d’actions dans une perspective positive et constructive. Il n’est pas encore « trop tard » … à condition d’opérer un changement radical, rapide et général. Pour ce qui est de la radicalité ou de la vitesse, l’Histoire en a vu d’autres.
La question essentielle est la « généralité » Comment convaincre la majorité ?
Comment faire adhérer toutes les populations à la cause écologique ? Comment associer le social et l’environnement ?
Passer des gilets jaunes aux gilets verts
Encore un long chemin des consciences qu’il faudra parcourir en urgence
Si les initiatives locales et citoyennes se développent grâce à une population croissante d’individus convaincus et qui passent à l’acte, les dernières enquêtes d’opinions montrent à l’évidence que les thèses complotistes ou que l’indifférence ont encore de beaux jours devant elles.
L’enquête d’OpinionWay menée en France en Février 2019 montre que 23% des personnes interrogées ne croient toujours pas au changement climatique !
Les 18-24 ans culminent à 36%.
Les 25-34 ans sont 28% dans le déni. Ces chiffres sont à méditer.
Globalement, 50% pensent qu’il n’est pas trop tard pour agir et 62% pensent que les efforts seront fournis sous la contrainte législative.Ils sont plus de la moitié à privilégier les aliments de saison et la production locale, à acheter moins et meilleur, à être vigilant sur la consommation d’eau, à privilégier la marche. Mais un tiers seulement à préférer les transports en commun.
Une autre enquête menée en Octobre 2018 par Balise Opinion#42, indique que 85% des interrogés sont inquiets après avoir entendu les principales conclusions du dernier rapport du GIEC. Les 18-24 ans sont plus inquiets que leurs aînés (93%).
Si 95% trient ou sont prêts à trier leurs déchets, ou que 75% se disent prêts à baisser leur chauffage de quelques °C (55% seulement pour les non inquiets), la tendance est à la baisse entre 2017 et 2018 pour les utilisateurs potentiels d’EnR (de 88% à 80%) et pour ceux qui privilégient les transports moins polluants (de 82% à 74%).
Le réveil des moins de 18 ans depuis quelques mois est venu compenser un peu les désastreux effets des annonces gouvernementales de l’automne dernier qui ont déclenché le mouvement des gilets jaunes, symptôme spectaculaire de la difficulté des décideurs politiques peu enclins à se débarrasser de leurs réflexes jacobins et autoritaires sur des sujets qu’ils ne maîtrisent pas, à faire converger le social et l’environnemental. Cette convergence étant une condition sine qua non pour envisager une massive adhésion à l’écologie des citoyens, entraînant un changement radical de la demande et un véritable virage de l’offre industrielle et des services vers des voies vertueuses.
Un état des lieux qui continue à se délabrer
L’accélération des évolutions du climat et de la biodiversité font que des mots comme « effondrement » ou « cataclysme » sortent de la sphère religieuse et entrent dans le jargon des scientifiques, autant des spécialistes de l’environnement que des chercheurs éloignés de l’écologie (1).
Pour ne pas dépasser les 1,5 K d’augmentation en 2100, un consortium d’universités et de think tanks avaient défini 6 étapes à atteindre dans tous les domaines impactant les émissions de gaz à effet de serre. Dès 2020 devaient apparaître des changements sensibles montrant que le processus était bien enclenché (2). Le rapport du World Ressource Institute présenté le 22 Janvier 2019 montre que les progrès ne sont pas au rendez-vous :
- Sur l’énergie, le boum attendu des EnR (25% de l’électricité mondiale en 2020) pourrait être atteint. Dans 17 pays, l’électricité verte dépasse les 90%. Cependant, les puissances des centrales à charbon sont toujours en hausse, particulièrement dans les pays en développement : en 2017, 65 GW construits pour seulement 28 GW d’installations fermées.
- Sur les transports, qui représentent 18% des émissions globales, les objectifs visés seront très loin d’être atteints en 2020 : environ 3% de véhicules électriques au lieu des 15% visés, au demeurant, cet objectif étant largement discutable. 19% des déplacements sont effectués en transports en commun alors qu’on visait pour l’an prochain, 32%.
- Sur le couvert forestier, la baisse des surfaces décroît mais les surfaces poursuivent leur décroissance : 23 millions d’hectares seront restaurés au lieu des 150 prévus en 2020.
- Sur l’agriculture, les efforts à réaliser rencontrent une écoute distraite : 4,6 Gt d’émissions en 2000, 5,3 Gt en 2016. Et pour l’industrie lourde qui représentant le ¼ des émissions totales, les données font défaut pour conclure.
- Pour les bâtiments, moins de 5% des constructions mériteraient le qualificatif de hautes performances et bien moins de 1% du parc serait digne d’être en l’état en 2050.
- Sur les financements, plus de 500 milliards € ont été investis pour lutter contre le changement climatique et les 1000 milliards pourraient être atteints en 2020. Mais, parallèlement, 400 millions € de subventions ont été distribués en 2015 aux énergies fossiles.
Résultat : les émissions de gaz à effet de serre (GES) sont reparties à la hausse depuis 2016 ! L’année dernière, cette augmentation a atteint 2,7%.
Un nombre croissant de spécialistes affirment que +1,5K en 2100 n’est plus inenvisageable et que cette augmentation de la température pourrait être atteinte dès 2050 !
Pourtant, quelques pays industriels importants, représentant 28% des émissions mondiales de GES, ont réalisé des efforts significatifs. En Europe et aux Etats-Unis, les émissions de GES ont baissé. Les anglais, suédois et danois sont en tête des pays vertueux. La France est dans la moyenne (3). Selon le consortium scientifique Global Carbon Project, la baisse de croissance entre 2005 et 2015 est à l’origine de 47% de la diminution de l’usage des énergies fossiles et la baisse des consommations pèse 36%.
Durant la même période, les pays en développement (la Chine et l’Inde principalement) auront augmenté leurs consommations d’énergie fossiles de 2,2%.
Une étude d’Octobre 2018 de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) précisait que la France est en retard dans des secteurs-clés tels que les EnR, la rénovation des bâtiments, la décarbonisation des transports. Selon l’Iddri, la politique et les moyens ne sont pas la hauteur des enjeux et des ambitions.
Depuis 2015, nos émissions de GES sont reparties à la hausse ...
Comment faire en France, diviser par 8 nos émissions de GES
Un récent dossier du journal Le Monde (4) évoque une journée en 2050 sans carbone s’appuyant sur un scénario de référence publié le 15 Mars par le Ministère de l’Ecologie. Pour y parvenir, il faudra diviser par 8 nos émissions de GES entre 2015 et 2050, objectif, ambitieux, raisonnable et réaliste selon les auteurs : les 72 millions de français de 2050 consommeront 2 fois moins d’énergies finales et décarbonées (électricité, biomasse, géothermie, solaire thermique). Un million de logements/an seront complètement rénovés (moins de 300 000/an depuis la loi TEPCV de 2015), la construction sera limitée à moins de 200 000 logements/an. Une baisse de la température de chauffage de 1°C. L’impact des bâtiments sur les émissions de GES passera de 20% en 2015 à 6% en 2050. Tous les véhicules individuels vendus seront électriques, les poids lourds rouleront aux biocarburants, la part modale du vélo sera multiplié par 4 dès 2030, le covoiturage sera banalisé. L’usage des énergies fossiles pour l’aviation et le transport maritime sera divisé par 2. Des industries plus efficientes, moins de déchets, un régime alimentaire plus vertueux, la bio-agriculture systématique, une taxe carbone à 600 €/t (45 en 2018) sur les énergies fossiles viennent compléter cette liste à la « Pré-vert ».
Dans cette liste, il n’est pas fait mention de la part du nucléaire dans la production d’électricité. Par ailleurs, le chauffage est évoqué, … mais pas la climatisation. Hors, ce poste de consommation deviendra prépondérant. Des appels de puissance très importants en été, ajoutés aux kWh électriques liés à la mobilité qu’on veut nous imposer, généreraient des pointes d’été bien plus carbonées que celles d’hiver.
Un devoir politique d’équité sociale et de pédagogie
Pour que l’idée d’une transformation profonde de l’économie soit bien perçue comme une urgente nécessité, pour que la majorité adhère aux idées (et non à l’idéologie) écologique, il faut cesser de se contenter de polémiquer avec ceux qui, soit par cynisme ou fausse humilité (5), soit par avidité court-termiste, n’ont de cesse de remettre en cause, parfois avec l’appui de scientifiques spécialistes dans d’autres domaines que celui du climat (!), une réalité et une causalité qui se confirme d’année en année.
Il faut démonter point par point les infox (6) et s’attacher à expliquer la complexité de la situation et les difficiles décisions qu’il faudra prendre et appliquer. Cette délicate mais essentielle pédagogie doit déjà être assumée, a minima par les médias qui ont un rôle essentiel pour convaincre et créer un contre-feu systématique aux thèses divulguées principalement sur Internet et les réseaux sociaux.
De nombreux médias assurent heureusement ce travail de pédagogie malgré la pression des lobbies charbonniers, pétroliers, chimistes, … (7). Cependant, le moteur de la guerre de la communication reste l’argent dont l’audimat est le carburant. D’autres médias se laissent aller en ne fonctionnant plus que par buzz ou clash, et ce, au détriment d’une quelconque volonté d’élever le niveau des informations et des débats. Du Fox News en quelque sorte. Sur Cnews, « l’heure des pros » du 6 Mai, émission animée par un certain Pascal Braud, en est un exemple consternant (8).
Il est bien plus aisé de monter un clash que d’expliquer comment il faut passer de 35 milliards de tonnes de CO2 émis en 2018 à moins de 10 milliards de tonnes en 2050, c'est-à-dire, revenir au niveau de 1950 avec un PIB 10 fois supérieur et avec 4 fois plus d’individus sur la planète dont 70% vivront en ville (9). Selon l’économiste Patrice Geoffron, seules les sociétés où les objectifs de la transition auront longuement « infusé » avec des efforts partagés et des charges équitablement réparties résisteront aux chocs tyranniques du court-termisme.
Julien Dossier, spécialiste du bas-carbone (10), s’est demandé comment faire accepter aux citoyens de manger moins de viande, voire d’y renoncer, d’éviter les déplacements individuels en voiture, d’éviter les voyages aériens. La réponse est très différente selon le citoyen. Dans la capitale, un parisien peut émettre de 2 à 30 tonnes de CO2/an selon sa position sociale (11).
Une politique publique digne de ce nom doit cibler prioritairement ceux qui polluent et émettent plus en épargnant les plus défavorisés. Le produit des taxes et impôts doit être imputé explicitement à l’adaptation des services et équipements (transports en commun, travaux contre la précarité, filières alimentaires vertueuses) et les efforts demandés doivent être adaptés et ressentis de manière évidente sur le terrain : en ville, développement des transports collectifs, en site rural, développement de filières agricoles et sylvicoles pour une nourriture saine et pour bien gérer le stockage du carbone.
En résumé : sobriété + solidarité + partage complémentaire des efforts.
Pour les démocraties, le processus délibératifs devient incontournable. En France, n°1 européen en production de règlements, la perception d’un élan post-carbone équitable est impossible. Rappelons à nouveau la très maladroite annonce sur le diesel à l’automne 2018 qui a déclenché le mouvement des gilets jaunes, ou bien l’annonce non suivie d’effet de la rénovation de 500 000 logements par an … Pourvu que la RE 2020 ne soit pas « petits bras, petits pas » … Nous y reviendrons bien sûr.
L’exemple suédois doit être médité. Une taxe carbone a été mise en œuvre depuis près de 25 ans. Aujourd’hui, son niveau est à 120 €/tonne. En France, 2,5 fois moins ! Cette taxe et les efforts collectifs sont largement acceptés car les règles sur la destination des fonds prélevés sont claires. Les suédois portent inconsciemment un gilet vert. Et ce n’est pas une question de culture nordique ou de goût sur les couleurs ...
Enfin, il faut introduire dans les réflexions politiques la question de l’anticipation des effets du changement climatique. Le ministre de l’Ecologie a annoncé que 3,5 milliards € seraient alloués au deuxième plan national d’adaptation. Il semble donc que, sur le principe, la France agisse dans le bon sens, même si 3 milliards proviennent d’une réaffectation d’une partie du budget des agences de l’eau … (12).
Pour nos secteurs d’activités, il s’agit concrètement d’adapter le parc bâti et la ville pour limiter les dommages provoqués par des évènements extrêmes qui viendront nous rappeler que l’anthropocène est bien là (inondations, tempêtes, vagues de chaleur, sècheresses, …).
Pour espérer verdir les gilets jaunes, le politique doit se rappeler cette citation éculée, mais si peu souvent appliquée : gouverner, c’est prévoir.
Bernard SESOLIS
Expert Energie Environnement
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1 - « Catastrophe » - Le Monde - 20 Octobre 2018 - Marion Rousset
2 - « L’objectif d’un pic d’émission en 2020 s’éloigne » - Le Monde - 23 Janvier 2019 - Audrey Garric
3 - « Comment 18 pays ont réduit leurs émissions de CO2 » - Le Monde - 27 Février 2019 - Audrey Garric
4 - « En 2050, la vie dans une France neutre en carbone » - Le Monde - 27 Mars 2019 - Audrey Garric - Pierre Le Hir
5 - Certains climatosceptiques avancent l’argument que le GIEC et leurs adeptes manqueraient d’humilité en prétendant que l’Homme serait capable de modifier la Nature et la planète. Pour eux, l’anthropocène est un gros mot !
6 - Pour les anglophiles, les « fake-news »
7 - Liste évidemment non exhaustive
8 - Avec l’aide zélée et agressive d’Elisabeth Levy, directrice du magazine « Causeur », l’animateur, ostensiblement climatosceptique qui confond (volontairement ?) la température de l’air à un moment donné et la température moyenne globale terrestre, tente de ridiculiser son invitée, Claire Nouvian, militante écologiste et candidate PS-Place Publique aux élections européennes.
9 - « La transition écologique doit être explicitée » - Le Monde - 7 Février 2019 - Patrice Geoffron
10 - Du cabinet Quattrolibri qui a élaboré un rapport qui a servi de base au Plan Climat de Paris en Mars 2018
11 - « Tous les citoyens ne vont pas participer de la même façon à l’effort collectif » - Le Monde - 27 Mars 2019 - interview de Julien Dossier par Audrey Garric et Pierre Le Hir
12 - « La France n’est pas préparée au «choc climatique» » - Le monde - 17 Mai 2019 - Audrey Garric - Pierre Le Hir
À propos de l'auteur
Bernard Sesolis
Consultant Energie - Environnement, Docteur en géophysique spatiale environnement, Bernard Sesolis a une longue expérience en secteurs publics (Ministère de l’Equipement) comme privés (fondateur et directeur des bureaux d’études Tribu puis Tribu-Energie). Auteur de nombreux ouvrages, il est également investi dans plusieurs associations (AICVF, Effinergie, ICEB...). il poursuit actuellement ses activités de conseil et de formation dans le domaine des bâtiments respectueux de l’environnement et soucieux des usagers