Par Bernard SESOLIS, expert Energie Environnement le 02 Juillet 2020
Certains institutionnels envisagent, au nom de la légitime défense du consommateur, la mise en place d’une « garantie de résultat » qui serait assumée par le maître d’ouvrage et, in fine, par la maîtrise d’œuvre. Celle-ci est concernée mais ne devrait pas être impliquée. Cette nuance est importante (voir PS en fin d’article).
Mais les factures énergétiques dépendent beaucoup du consommateur qui ne réagit pas comme prévu. Après avoir tenté de vous entraîner sur la pente de l’effet « rebond » et sur les questions des usages dans les bâtiments (humeurs de 03/2013, 01 et 02/2014), j’avais programmé un article sur l’induction des comportements vertueux des occupants.
Entretemps, j’ai été très agréablement surpris quand l’AICVF a décerné en Septembre dernier son Grand Prix 2014 à un sociologue. Un paradoxe pour une association d’ingénieurs.
Ce sociologue, Christophe Beslay, maître de conférences associé à l’Université de Toulouse Jean Jaurès et animateur du bureau d’études sociologiques BESCB, est venu expliquer son travail au Comité Technique de l’AICVF le 12 Février 2015 en présentant l’approche « sociotechnique », démarche qui, selon lui, permettrait de mieux atteindre et pérenniser la performance énergétique. Il s’agit d’une véritable ouverture de réflexions pour ceux qui s’acharnent à ce que les bâtiments construits ou rénovés répondent réellement aux objectifs énergétiques et de confort visés.
Ce bref article s’inspire largement de cette présentation.
1°) Les sociologues, acteurs du bâtiment ?
Traditionnellement, le monde de la construction est surtout centré sur les sujets financiers et techniques. Rien de surprenant. Les questions sociales sont l’apanage des politiques.
Cependant, le contexte énergétique et environnemental oblige à se pencher sur la réalité des performances des bâtiments souvent bien éloignées des prévisions, écart habituellement et principalement justifié par le comportement des occupants.
Pour aborder de manière réfléchie ce « comportement », il faut faire appel aux spécialistes que sont les sociologues. Ils sont encore rares dans le milieu. On les trouve le plus souvent dans des institutions universitaires. Ils ont le profil du chercheur plus centré sur les questions urbaines que sur le bâtiment ou l’énergie, mais toujours et fatalement proche du terrain au sens le plus large, et par là même, apte à appréhender une réalité plus globalisée que celle consistant à réduire un habitant à un occupant.
Certains sociologues se sont spécialisés dans le secteur de la construction. Un département de sociologie existe au CSTB depuis au moins 40 ans. Le CoSTIC sollicite des sociologues dans certaines de leurs études, Christophe Beslay en particulier. Selon lui, la sociologie devrait aider le monde de la construction à mieux comprendre les facteurs sociaux de la consommation et de la performance énergétique et à identifier les leviers d’action pour maîtriser l’énergie sans exclusion sociale.
2°) Les limites des modèles classiques et l’apport potentiel de la « sociotechnique »
Une politique technique s’appuie sur des modèles pour élaborer des plans d’actions, des réglementations, des agendas, … Elle table principalement sur des logiques économiques, financières et techniques. Les logiques sociales sont plus difficilement appréhendables et intégrables car multiformes. Les « sciences » sociales sont peu prédictives, trop empreintes d’incertitudes, plus qualitatives que quantitatives. En outre, il est difficile de faire la part entre la technique et le comportement dans les constats de pratiques énergivores ou de conforts dispendieux.
La performance énergétique réelle est le résultat d’interactions nombreuses entre quatre pôles : le contexte général, les acteurs, leurs relations sociales, la technique. Cet ensemble dénommé « système sociotechnique » est le cadre des analyses de différents thèmes.
- Celui de l’emprise des techniques : il concerne la dépendance, le sentiment d’impuissance, la délégation aux techniciens. Les bâtiments deviennent des objets complexes, fragiles, difficiles à concevoir et à réaliser, à régler, à gérer et donc à occuper. Les usages interdits, les modes d’emplois illisibles, les organes de régulation ou les interfaces abscons, inaccessibles voire méconnus, sont des signes de l’« inutilisabilité » des techniques.
- Celui de la technique considérée comme une construction sociale : il met en évidence la schématisation, la normalisation, la rationalisation qui prévalent dans les choix techniques allant jusqu’à préétablir des usages ou à considérer perturbante l’intervention humaine. L’usager devient un consommateur type, un standard duquel il ne vaut mieux pas s’écarter. Mais la réalité montre que l’usager « bricole », détourne, transforme ce dont il dispose et se réapproprie les techniques.
- Celui de la définition du comportement : il décrypte un réseau complexe des modes de vie inscrits dans le temps. Sur des longues durées, le cadre de vie, les structures collectives. Sur des cycles moyen terme, le style de vie lié à l’image sociale de l’usager, son identité, son rapport aux groupes qu’il côtoie. Au quotidien, les pratiques, les savoirs, les habitudes, les rites, les techniques mises à disposition. Les comportements sont donc difficiles à réduire en « types » d’attitude.
- Celui du confort, subjectif et multicritère : il ne se résume pas aux seules dimensions physiologiques et thermiques. Le modèle dominant du confort est consumériste et technologique : s’affranchir de la nature, augmenter son « bien-être », s’appuyer sur les techniques (les objets connectés en sont les plus récentes images). A ce modèle vient s’opposer l’émergence du modèle du confort « durable » s’appuyant sur des compromis entre la préservation de l’environnement et le remplacement d’un confort quantitatif « tout le temps / partout » par un confort qualitatif à connotation plus psychologique.
Tous ces thèmes ne sont pas inconnus des ingénieurs. Certains même, comme le confort, sont des sujets fréquents de discussion avec la maîtrise d’ouvrage ou l’architecte. Par exemple, faut-il climatiser ou non ? Derrière cette question, le véritable sujet est l’acceptabilité des usagers à « subir », selon le lieu et le type d’occupation, des températures intérieures relativement élevées quelques dizaines d’heures par an.
Mais il paraît clair que d’autres dimensions essentielles restent encore étrangères au champ de réflexions technico-économiques ou environnementales de l’ingénieur ou du décideur. Ces dimensions vont devoir être prises en compte dans les projets à venir. Sinon, le développement durable risque de se réduire à des choix de solutions techniques préservant théoriquement l’environnement…. c'est-à-dire, à affirmer en toute bonne conscience d’avoir réalisé un « bon » bâtiment, malheureusement « gâché » par des utilisateurs peu scrupuleux.
Dans mes précédentes humeurs sur les questions d’usage, j’ai rappelé qu’il n’est plus possible de se contenter de bien informer les futurs utilisateurs. A cette nécessité, il faut ajouter celle d’un travail réel sur l’induction de comportements vertueux, sur les automatismes s’affranchissant du comportement (vaste débat avec les sociologues !) et l’ergonomie des interfaces si l’utilisateur prend la main sur les techniques mises en place. Tous ces sujets viennent en écho ou percutent les champs de travail des sociologues.
3°) La garantie de résultat : une bonne idée, mais encore lointaine ...
Cette liste de thèmes de réflexions et de travail montre à l’évidence que la garantie de résultat est tout sauf simple. Les professionnels de la construction doivent garantir qu’ils livreront des bâtiments durablement économes, confortables, sains et gérables. Mais comment le faire aisément et quantitativement à partir d’un protocole opposable ?
En énonçant toutes les dimensions, toutes les composantes du comportement, les sociologues nous rappellent que les différences entre une prédiction et une réalité se cantonnent rarement dans le fameux « tunnel » de 5% d’incertitude acceptable avant pénalisation ou bonus du processus de garantie de performance.
Ils nous poussent à rompre avec une pensée magique consistant à croire qu’il existe des solutions purement techniques ou purement comportementales. Les solutions réellement opérationnelles impliquent les acteurs (usagers, gestionnaires), les techniques et les dynamiques sociales (négociations et régulations en famille, avec son voisinage, ses collègues).
Ils préconisent que nous abandonnions l’idée du mythe technologique consistant à croire que les solutions techniques restent le moteur essentiel du changement. Ils avancent l’idée de la « socialisation des techniques » se résumant à une adaptation réciproque des techniques et des usagers plutôt que de faire subir les premières aux seconds. Bref, passer de l’«acceptabilité» à l’«appropriabilité».
Ils nous invitent à une « conception assistée par l’usage » et à induire des comportements économes souvent plus efficaces que des solutions techniques théoriquement performantes.
Ils se posent et nous posent la question : peut-on promouvoir une culture de l’économie d’énergie sans remise en cause des modes de vie dans une culture de la consommation ?
Peut-être aboutirez-vous à la même question que celle qui m’a incité à écrire cette humeur : comment va-t-on pouvoir sérieusement continuer à se passer de la sociologie de l’énergie et du bâtiment ?
PS : Pour discerner « être concerné » et « être impliqué », pensez à l’omelette au lard ! La poule est concernée, le cochon est impliqué …..
Bernard Sesolis
bernard.sesolis(at)gmail.com
Que je sache sans la sociologie il n'y aurai pas de société ,la socio technique est là
au bon moment afin de sauver la planète.et merci.