Sortir ou non du nucléaire : épiphénomène ou enjeu crucial ?

Par Bernard SESOLIS, expert Energie Environnement le 04 Juillet 2019



Depuis 2015, les difficultés liées à la mauvaise situation financière d’EDF et du pôle nucléaire français sont largement commentées, particulièrement ces dernières semaines. Par la voix de son Président, Jean-Bernard Lévy, et par celle des médias, cette situation inédite amène à revenir sur le caractère très franco-français de la production d’électricité. EDF a perdu la moitié de sa valeur, est sorti du CAC40 et fait montre d’une fébrilité particulière quant à son avenir.

Après la loi de transition énergétique et la COP21, le ministre de l’écologie vient de décider le principe de l’autorisation de la prolongation de 10 ans des centrales nucléaires. Une position a priori surprenante qui mérite un détour, ou au moins une humeur.

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1/ Relativiser les enjeux. France et Allemagne, deux pays cobayes en quelque sorte

La France, faut-il le rappeler, est un pays où la vie est particulièrement agréable, à condition d’avoir des revenus suffisants, situation de moins en moins partagée. Mais, globalement, notre pessimiste ambiant oublie que nous restons des enfants gâtés par la géographie et l’Histoire. Durant les 30 glorieuses, la France a continué à jouer parmi les grandes puissances en se dotant de la dissuasion nucléaire, devenant ainsi le 4ème pays doté de l’arme atomique, puis en visant l’indépendance énergétique grâce à l’électricité d’origine nucléaire après le premier choc pétrolier de 1973. Ce choix fut et reste unique sur la planète. Probablement parce que nous souhaitions, sans pétrole sous nos pieds ou dans nos eaux territoriales, conserver le 4ème rang mondial, C’est une des raisons majeures qui s’est concrétisée par un parc de 58 réacteurs assurant 75% de la production d’électricité. Les raisons économiques sont passées au deuxième plan, même si certains experts continuent à vouloir démontrer que le tout-nucléaire était et reste le bon choix, persuadés que nous sommes les seuls au monde à avoir compris son intérêt financier ... Cocorico !

40 ans plus tard, le Japon d’abord, puis l’Allemagne et la Chine nous ont dépassé et l’Inde nous talonne.
Ce que nous décidons ou ce que nous tentons de faire n’a donc qu’une influence très relative sur la planète. 430 centrales nucléaires fonctionnent sur les cinq continents et 65 réacteurs sont en construction (Chine, Inde, Russie, Emirats arabes) ou en passe de l’être (Iran, Royaume-Uni). En théorie, il s’agit de sortir du charbon, l’énergie à la fois la plus carbonée et la plus utilisée pour produire de l’électricité. Les enjeux sont ailleurs. Malgré les catastrophes nucléaires majeures, cinq ans après Fukushima, trente ans après Tchernobyl, les leçons tirées ne se traduisent, dans le meilleur des cas, que par un niveau de sécurité renforcée.

Malgré la petite échelle que représente dorénavant la France, l’expérience du « tout nucléaire » intéresse les autres pays. Comment allons-nous nous dépatouiller dans le futur si on persiste dans ces choix ? Une autre expérience se déploie en Allemagne avec une stratégie radicalement opposée puisque nos voisins ont décidé de sortir totalement du nucléaire d’ici 2022. Ils leur restent 9 centrales à arrêter d’ici là. Deux pays cobayes en quelque sorte.


2/ Les nombreux dilemmes d’EDF

Ce fleuron de l’industrie française craquelle de tout côté. Un géant qui se découvre des pieds d’argile.  Certains tirent déjà sur l’ambulance en envisageant une faillite possible. La question essentielle, c’est le financement. Avec un CA de 75 milliards € et un résultat net de 1,2 milliard, il est difficile d’imaginer de telles difficultés. Pourtant, les chiffres qui circulent sont explicites : un résultat positif, mais en baisse de 68% en un an, une dette comptable de 37 milliards €. Certains (1) évoquent une dette réelle supérieure à 60 milliards !

Dans une récente interview au Monde (2), le PDG d’EDF précise que le maintien des capacités d’investissements et d’endettements à moyen terme sera problématique. La baisse des tarifs (les gros clients ont vu le MWh passer de 42 € en 2014 à 28 € en 2016) est concomitante à un cahier des charges très important auquel EDF avec l’assentiment de l’Etat actionnaire à 85% semble s’engager. Le directeur financier vient de claquer la porte. Il quitte un navire bien mal en point qui, outre une capitalisation en décroissance (18 milliards €), doit faire face à une situation de surcapacité liée à la fois à une demande d’électricité stagnante (désindustrialisation et efforts d’efficacité énergétique) et un développement des énergies renouvelables, même si ce dernier reste encore bien timide.

Le PDG d’EDF pense qu’avec un véritable prix européen du carbone et un prix de vente de l’électricité garanti, la filière pourrait sortir de l’ornière.

Mais les chiffres se télescopent. La feuille de route se brouille. EDF estime à 55 milliards € le « grand carénage » qui couvrirait l’amélioration de la sécurité des 58 réacteurs et l’allongement de leur durée de fonctionnement de 10 ans. Mais la Cour des Comptes estime que le coût de la maintenance du parc jusqu’en 2030 s’élèverait à 100 milliards € (3). Pour EDF, le passage de la part d’électricité produite par le nucléaire passera de 75% à 50% en 2025 comme l’impose la loi de transition énergétique en arrêtant 2 réacteurs. Pour la Cour de Comptes, c’est 17 à 20 tranches qu’il faudrait stopper pour répondre aux objectifs de la loi. Les ONG citent même la nécessité d’en arrêter 19 à 24.
En attendant, c’est l’Autorité de Sûreté Nucléaire qui, par la voix de son Président, Pierre-Franck Chavet, fait savoir que la décision du prolongement des centrales au-delà de 40 ans n’est pas acquise. Nous saurons en 2018 s’il faudra prolonger de 10 ans la durée de vie de la moitié du parc à partir de 2025. 

A cette cacophonie de chiffres, il faut ajouter celle concernant les investissements nécessaires pour terminer l’EPR de Flamanville, celui d’Olkiluoto en Finlande, les 2 tranches de Taishan (Chine) et les 2 tranches d’EPR vendus au Royaume Uni (Hinkley Point). Vendus peut-être, car de l’autre côté de la Manche, des voix s’élèvent contre l’opportunité d’une telle décision. Et en interne, ça grince à EDF. La part prévue pour EDF (66%) serait de 24,5 milliards € … une paille qui ressemble à une poutre pour les syndicats maison et son ex-directeur financier (4). L’EPR sera-t-il le « Concorde du nucléaire » avec des problèmes non encore définitivement résolus et avec des surcoûts colossaux par rapport aux coûts prévisionnels ? Selon les économistes, les investissements déjà engloutis sont tels qu’il ne serait plus possible de faire machine arrière !

Sans oublier le renflouage d’Areva, les coûts futurs pour les démantèlements qui font aussi l’objet de polémique (cf. (5)) ainsi que les coûts de confinement et de traitement des déchets, on peut avancer que  la filière a décidé de se maintenir coûte que coûte. Si elle a lieu, la sortie du nucléaire en France sera très lente et sûrement en contradiction avec le calendrier de la loi de transition énergétique. Cette dernière, d’ailleurs n’a jamais évoqué une sortie complète …


3/ Un futur énergétique inévitable ?

Jean-Bernard Levy et Jean-Marc Jancovici (6), se rejoignent concernant le rôle de l’électricité dans le traitement du changement climatique (7). Il va de soi pour eux, comme pour beaucoup d’énergéticiens, que l’énergie d’avenir est l’électricité. On peut souscrire à cet avis mais à condition de préciser comment elle sera produite.

Il est certain que pour de nombreux process industriels ou ménagers, la communication, l’éclairage, les transports, … voire le chaud et le froid au moyen de systèmes thermodynamiques (PAC, piles à combustible, …), l’électricité est une énergie finale extrêmement souple, pratique et pouvant présenter toutes les vertus environnementales. Sans freiner pour autant le développement des énergies renouvelables disponibles in situ, notamment pour des usages thermiques, chaud, froid, en exploitant le soleil, le sous- sol (géothermie, nappes), le bois, la biomasse, le rayonnement nocturne.

Pour la filière nucléaire, il est primordial de maintenir une puissance talon de 63 GW servant à la fois de base et d’appoint aux énergies renouvelables, celles–ci pêchant par leurs intermittences et la difficulté d’obtenir de grandes puissances en un point (pour certains process notamment). La filière nucléaire envisage de maintenir le plus longtemps possible les réacteurs en fonctionnement et de les remplacer progressivement par des EPR. Les générations futures auraient ainsi, dès la seconde moitié de XXIème siècle, à gérer un parc de 60 EPR, à assurer le démantèlement de 58 réacteurs et à organiser le traitement des déchets ultimes ! A défaut d’un avenir radieux, on pourrait qualifier celui-ci de « radiant ».

Comme disait Alphonse Allais : « Pourquoi remettre à demain ce qu’on peut faire … après-demain » ? »
Cette vision n’est partagée que par le lobby nucléaire et beaucoup de politiques éduqués selon  le schéma jacobin, voire gaullien : une France retrouvant son lustre et son excellence en renouant avec l’indépendance énergétique, une qualification de filière sans concurrence, et, cerise sur le gâteau, exportant son savoir-faire, ses EPR et du Mox (combustible nucléaire issu en partie des déchets des centrales précédentes).

Voici donc le futur énergétique imaginé par certains de nos sorciers (apprentis ?) qui, par essence, ne peuvent pas se tromper : un modèle inchangé dans un monde qui change, une stratégie du fait accompli (voir précédemment pour les EPR en cours ...), une estimation des risques volontairement optimiste qu’on peut qualifier d’irresponsable. « Le risque 0 n’existe pas » peut-on entendre et admettre pour des incidents bien cernés dans le temps et dans l’espace, caractéristiques cruellement manquantes pour un incident nucléaire majeur ...


4/ Un futur énergétique sans un nucléaire immuable

Ce serait un euphémisme d’avancer que le dialogue est difficile entre les tenants du nucléaire et les défenseurs d’une électricité 100% d’origine renouvelable en 2050. Tout est possible techniquement. Démanteler le parc nucléaire aussi rapidement que les allemands n’est pas supportable en France. EDF n’est pas E.ON. Et puis, le « mal » est fait. Les centrales françaises sont encore fiables, déjà amorties paraît-il (en intégrant les coûts de démantèlement et de traitement des déchets ??).

Durant leur fonctionnement, elles n’émettent pas de CO2. On peut donc se donner le temps d’une réelle transition énergétique à bas carbone en sortant progressivement du nucléaire, sans y revenir.

Avancer vers un tel scénario nécessite un dialogue ouvert entre les acteurs du nucléaire et ceux qui prônent un abandon de l’atome au plus vite. La transition vers une électricité débarrassée de l’uranium et du CO2 suppose :

  • De rendre compatible le calendrier de la transition avec celui lié aux engagements sur le changement climatique.
  • De reprendre sérieusement les scénarii déjà élaborés pour la mise en œuvre de la loi de transition énergétique en la complétant par un scénario de sortie définitive
  • D’approfondir la réflexion sur les productions et les usages de l’électricité.

Ce dernier point est crucial. Il intègre le devenir des bâtiments, des quartiers, des villes, des aménagements territoriaux. Il interroge sur les modes de production (centralisés, décentralisés, mixtes), sur les mutualisations et les complémentarités pour produire et distribuer à petite échelle, sur les capacités des réseaux électriques et leur gestion, sur les stockages.

Les villes, on le sait, seront les principaux lieux de vie. La densification urbaine opposée à l’étalement pose la question des lieux de production photovoltaïque, et plus largement de la production d’électricité décentralisée, modèle opposé au nucléaire.

Depuis des lustres, EDF s’impose comme une entité capable d’assurer les demandes énergétiques des consommateurs. Elle fait bien son travail. Les coupures d’électricité sont rares et la qualité de service est d’un très bon niveau comparée au reste du monde. Mais le modèle est imposé. Par exemple, il va falloir songer à remplacer 60 millions de convecteurs électriques. Par quoi ? Question difficile à traiter techniquement et économiquement dans des bâtiments sans réseau de chauffage existant, ou impossibles à sur-isoler thermiquement …

Le futur énergétique passe par une inversion du jeu de décisions.
C’est en grande partie aux acteurs du bâtiment, de l’urbain, de l’aménagement de créer les conditions de sortie de la production ultra-centralisée de l’électricité. Il n’y a presque plus d’industrie lourde en France. Les besoins de grandes puissances sont en déclin.
L’abandon de ce principe signifie la sortie progressive et totale du nucléaire.

Les démarches BEPOS, TEPOS, les développements industriels et des outils de conception doivent rapidement contribuer à dessiner un nouveau contexte de demande de l’électricité. Et de faire accepter ces enjeux sociétaux aux compétences : EDF, ErdF, RTE et tous les autres producteurs / distributeurs d’électricité.


Bernard Sesolis

  1. Exemple : Thierry Gadaud, auteur de « EDF : la bombe à retardement », journaliste à Libération
  2. « L’équation financière d’EDF est difficile », Le Monde 17/02/2016, propos recueillis par Jean-Michel Bezat et Philippe Escande
  3. « La coûteuse prolongation du parc nucléaire français », Le Monde 01/03/2016, Pierre Le Hir
  4. « Le coût de l’EPR britannique d’Hinley Point inquiète, jusqu’au sein d’EDF », Le Monde 18/02/2016,  et « L’EPR anglais met EDF face un choix cornélien », Le Monde 08/03/2016,  Jean-Michel Bezat.
  5. « Nucléaire : imbroglio sur le coût du démantèlement », Le Monde  25/02/2016, Jean-Michel Bezat
  6. Expert connu dans le milieu énergétique (voir son blog) et proche de Nicolas Hulot
  7. « L’électricité est la principale solution au problème du climat », Le Monde  20/02/2016, propos recueillis par Philippe Escande et Vincent Giret
  8.  

     


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