Par Bernard SESOLIS, expert Energie Environnement le 30 Mars 2021
Ce titre est une paraphrase d’une célèbre assertion de l’économiste autrichien Joseph Schumpeter : « Le client n’est pas la source de l’innovation ». Pour lui, « S’il n’y a que des petites entreprises, on restera dans la zone des rendements constants. L’économie risquera de demeurer dans l’état stationnaire […]. Au contraire, les grandes entreprises … vont prendre l’initiative du progrès en finançant des recherches. » (1). L’économie actuelle se base toujours sur la vision de Schumpeter pour affirmer comme lui que « Le processus de Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme : c'est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s'y adapter ».
Il faudrait donc toujours proposer du « périmable », du rapidement obsolète, du non réparable. Sinon, on risquerait de bloquer le progrès, la croissance, l’emploi, et d’empêcher la majorité des terriens à accéder au « bonheur » de consommer.
Mélanger le besoin et l’attente, marier l’obsolescence et l’addiction (en français : la désuétude et l’assuétude), voilà donc la formule magique du moteur économique et de la guerre commerciale mondialisée. Elle est pourtant fondamentalement antinomique avec les objectifs du développement durable et les échéances de 2050 et 2100 auxquelles la plupart des pays ont fini par en accepter le principe, tout du moins, sur le papier.
Qu’en est-il concrètement ?
L’obsolescence d’un bien de consommation désormais indispensable
Un état des lieux toujours aussi alarmant et la France au 5ème rang
Selon le dernier rapport annuel de Climate Transparency, entité composée de 14 groupes d’experts et d’universités de tous pays, les pays du G20 représentant les ¾ des émissions de gaz à effet de serre n’ont globalement baissé leurs émissions que de 0.1% en 2019 après les avoir fait croître de +1.4%/an en moyenne entre 2005 et 2017 ! (2). Ces 20 pays ont accordé 110 milliards € de subventions pour les énergies fossiles en 2019, soit 10% de plus que l’année précédente. La France est au 5ème rang de ce triste classement.
On peut noter que les principes schumpétériens ne s’appliquent pas quand ça arrange à court terme … ce qui est le cas pour l’énergie par exemple.
Dans les plans de relance à la suite de la pandémie, 54% de la part destinée à l’énergie revient aux énergies fossiles, et ce, pratiquement sans aucune condition environnementale ! 4 pays seulement, dont la France, ont davantage soutenu les énergies « vertes ».
Le bâtiment fait figure de moins mauvais élève que les autres secteurs : les émissions de GES y ont baissé de 0.9% en 2019. Cependant, le bon rythme serait d’atteindre -1.5%/an et -3.2%/an après 2025.
Les actuels arbitrages sur la future réglementation pour la construction neuve RE2022 (3) et les stratégies envisagées pour la rénovation (4) semblent incompatibles avec cette nécessité.
Qui décrète l’obsolescence, et sur quoi ?
L’association « HOP » (Halte à l’Obsolescence Programmée) avait porté plainte contre Apple et Epson fin 2017 (5). Des actions similaires ont été intentées dès 2008 en Italie, Chine (!), Corée du Sud (!!). Une loi votée en France en 2014 impose aux distributeurs d’afficher lisiblement une information sur la disponibilité des pièces détachées. Une enquête de 60M de consommateurs a montré que 60% des magasins visités n’affichent rien sur le sujet. Le décret d’application ne sanctionne pas les contrevenants (6). Des mesures concernant les garanties et les dispositions en faveur de la réparation ont fait l’objet en 2020 d’une autre loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire (7). Il sera intéressant d’examiner comment cette loi sera appliquée.
A ce stade, on peut nuancer le propos en rappelant ce que l’Ademe a défini en 2012 sur la question de l’obsolescence (8) :
« Attention : il peut y avoir « obsolescence » sans que celle-ci soit « programmée ». Ainsi convient-il de différencier l’obsolescence programmée de l’obsolescence dite « fonctionnelle » et de l’obsolescence « d’évolution » :
- L’« obsolescence fonctionnelle » : le produit ne correspond plus aux usages attendus d’un point de vue technique (exemple : incompatibilité avec de nouveaux équipements), réglementaire et/ou économique.
- L’« obsolescence d’évolution » : le produit ne correspond plus aux « envies » des consommateurs. Ce cas de figure correspond à ce qui est communément appelé « effets de mode ». Ce type d’obsolescence peut être guidé par certains fabricants qui cherchent à augmenter la fréquence de renouvellement de leurs produits.
Nuancer oui, mais il faut aussi éviter de se raconter des histoires.
Pour le fonctionnel, il est défini des « usages attendus ». Pour les évolutions, la mode est liée aux « envies » des consommateurs. Différencier les envies et les usages attendus revient à oublier les pratiques du matraquage publicitaire utilisant tous les canaux de communication. Les réseaux sociaux et ses influenceurs jouent aujourd’hui un rôle très important dans l’évolution des modes et des « usages attendus ».
- Source : biotop -
La 5G et la voiture électrique sont-elles du ressort de l’usage attendu ou de l’envie du consommateur ? En fait, ni l’un, ni l’autre. Ces deux notions s’entremêlent et sont faussement justifiées par une offre pour qui l’obsolescence est vitale. Cette obsolescence est toujours programmée et la nuance porte sur le mode de programmation : soit on ringardise un objet de consommation via la pression publicitaire, soit on fabrique des objets fragiles ou non réparables, l’un n’empêchant pas l’autre ! Seule l’augmentation de la consommation compte et tous les moyens sont bons pour cette croissance purement quantitative.
Mais attention, les principes de Schumpeter sont mis en exergue de manière sélective. Sur les questions environnementales et écologiques, on devrait considérer que des pans entiers de l’industrie sont dorénavant obsolètes et qu’il faut d’urgence les remplacer. Mais, de nombreuses entreprises dominantes résistent, évidemment. Des chercheurs de l’ESC Clermont Business School (9) avancent « qu’il faut passer d’une gestion du maintien de l’existant à celle d’une fermeture des activités que condamne les catastrophes à venir ». Ils évoquent le symbole Air France, véritable fleuron, mythe et patrimoine national.
Il faut à tout prix sauver le soldat « Avion » et le tourisme de masse. Ici, pas question d’obsolescence. Il faut que le consommateur continue à désirer se retrouver avec pleins d’autres aux mêmes endroits et en même temps. On promet un retour « à la normale » en 2024 !
La recherche-développement bat son plein pour mettre au point des avions « écologiques ». Trop de profits pointent à l’horizon pour renoncer et trop de nouveaux clients potentiels émergent en Asie, en Amérique du Sud, et probablement également en Afrique avec ses 2 milliards d’habitants en 2050.
Commercialement, tout deviendrait miraculeusement « bas-carbone » : l’avion, l’automobile individuelle (vous savez bien, la tuture électrique qui fonctionne très majoritairement au charbon sur la planète), l’alimentation (30% de la production mondiale à la poubelle avec en plus une production massive d’obèses dans les pays riches et des sous-nourris dans les pays très pauvres ou en guerre), le béton, les fruits bio exotiques ou hors saison, …
Des pans entiers de l’industrie et du commerce ne s’encombrent même pas d’un vernis écologique, et sont finalement moins hypocrites, quoique peu diserts sur leurs pratiques. C’est en particulier le cas du marché des textiles et du prêt-à-porter. A ce propos, un documentaire sur la chaine Arte le 9 Mars, « Fast Fashion », est édifiant. Des marques ayant pignon sur rue (10) sur toute la planète proposent des vêtements rapidement démodables, peu coûteux tout en s’inspirant de l’industrie du luxe en piratant des modèles. Il s’agit pour ces entreprises, extrêmement lucratives pour les principaux actionnaires, de faire en sorte qu’un maximum de consommateurs ait accès à des articles leur permettant à peu de frais de faire comme les riches : changer de vêtements souvent et « rester tendance ». Ce business induit des catastrophes écologiques, sociales, sanitaires. L’obsolescence est ici poussée au paroxysme.
Le bilan carbone du client est épouvantablement inimaginable, et tout est fait pour qu’il ne l’imagine pas !
Qui pourrait stopper ces délires ? Le consommateur qui prend conscience et qui finit par changer ses modes de vie qu’on lui impose ? La demande pourrait-elle modifier l’offre … pour une fois ? Les « colibris » seraient-ils capables d’infléchir le marché ?
On sent que sans eux, sans nous, cela ne sera pas possible. Mais on sent aussi, qu’eux seuls n’y parviendront pas. Avec qui d’autre alors ? Les politiques ?
L’action politique sur les marchés
Je ne m’étendrais pas sur les théories de Keynes. Mais on peut simplement rappeler, comme le fait Mickaël Lavaine, maître de conférences en droit public à l’université de Bretagne (11), que suite à la pandémie, les Etats ont pu en quelques jours en 2020 :
- Fermer les frontières
- Bloquer les prix
- Revoir le droit du travail
- Envisager de nationaliser
- Rappeler que l’économie est un attribut de la souveraineté
Les lois du marché n’ont rien de physiques ou de naturelles … Il s’agit d’une construction juridique. Le politique peut quand il veut.
Dès lors, appliquer la doxa de la sacro-sainte croissance sans se poser la question de ce qui doit croître pourrait être remis profondément en cause. Beaucoup d’économistes, et non des moindres, confondent encore quantité et qualité (exemple : cf. (12)).
Il est trop facile de justifier la gabegie mondiale en opposant la frugalité au bonheur. Mais cette fake-news fonctionne encore très bien. Pour casser les reins à cette opposition factice, il faudra que des citoyens continuent à démontrer que consommer n’importe quoi n’a jamais rendu heureux et que voter n’importe qui fait finalement perdurer des économies subies au lieu de réaliser des possibles vertueux et de rendre l’obsolescence obsolète.
- « Capitalisme, socialisme et démocratie » - Joseph Schumpeter - 1942
- « Les rejets carbonés des pays du G20 en légère baisse » - Le Monde - 19 Novembre 2020 - Audrey Garric,
- Pourquoi continuer à l’appeler RE2020 ??
- « Loi Climat et résilience : si l’Etat n’organise pas activement la rénovation énergétique, elle ne se fera pas » - Le Monde - 24 Mars 2021 - collectifs d’associations et d’ONG
- « Obsolescence déprogrammée » - Le Monde - 18 et 19 Février 2018 - Catherine Rollot
- Décret n° 2014-1482 du 9 Décembre 2014 relatif aux obligations d'information et de fourniture concernant les pièces détachées indispensables à l'utilisation d'un bien
- Loi n° 2020-105 du 10 Février 2020
- Cf. site web du ministère de l’Écologie ou bien encore la rubrique de Wikipédia
- « Une ingénierie de la disparition » - Le Monde - 7 et 8 Juin 2020 - Diégo Landivar, Emmanuel Bonnet, Alexandre Monnin, Sophie Marmorat, chercheurs au groupe ECS Clermont
- Zara, H et M, …
- « Les lois du marché sont politiques » - Libération - 16 Avril 2020 - Mickaël Lavaine
- « Il est temps d’inventer l’écolo-productivisme » - Le monde - 18 et 19 Octobre 2020 - Jean Pisani-Ferry
À propos de l'auteur
Bernard Sesolis
Consultant Energie - Environnement, Docteur en géophysique spatiale environnement, Bernard Sesolis a une longue expérience en secteurs publics (Ministère de l’Equipement) comme privés (fondateur et directeur des bureaux d’études Tribu puis Tribu-Energie). Auteur de nombreux ouvrages, il est également investi dans plusieurs associations (AICVF, Effinergie, ICEB...). il poursuit actuellement ses activités de conseil et de formation dans le domaine des bâtiments respectueux de l’environnement et soucieux des usagers