Par Bernard SESOLIS, expert Energie Environnement le 24 Octobre 2020
Il y a comme ça des mots malheureux que certains hommes d’Etat ont lâché et qui perdurent, tel un sparadrap collé à leur image : « les français innocents » de Raymond Barre après l’attentat contre la synagogue Copernic à Paris, les « odeurs » de Jacques Chirac, le « karcher » de Nicolas Sarkozy, les « sans-dent » de François Hollande.
Quant à Emmanuel Macron, il sera définitivement associé aux « amish » et à la « lampe à huile ». Je fais allusion à une déclaration publique du chef de l’Etat devant un parterre de promoteurs de la 5G. Avec son habituelle suffisance, il a fustigé ceux qui s’interrogent sur la réelle utilité de ce « progrès ».
Ce n’est pas seulement pour faire plaisir à son public du jour que le Président de la République a été aussi caricatural et agressif. Ce n’est pas non plus un effet de manche théâtral dont il est très friand depuis le lycée. Non, il croit vraiment que s’interroger sur la 5G est un crime de lèse-progrès, de lèse-modernité, propre à la pensée d’un écolo attardé ou d’un amish … Mais s’il faut être traité d’amish pour se poser des questions, alors, je suis un amish !
- Amish ou pas, la 5G est associée à des possibilités inédites -
Ce nouveau sujet « tarte à la crème » n’est pas sans rapport avec le monde du bâtiment et de la ville. La 5G est associée à des possibilités inédites pour les objets connectés, pour la ville intelligente (smart-city in French), pour la mobilité autonome ou toute autre nouveauté dont personne n’est en manque, mais qui sera demain présentée comme répondant à un besoin crucial.
Survol de la connexion 5G
Pour se faire une idée sur la question, on peut se référer à un récent article du Monde qui décrypte très bien les tenants et les aboutissants (1) de cette affaire.
Le principe d’utiliser des fréquences entre 3,4 et 3,8 Ghz permettra de décupler le débit par rapport à la 4G, qui n’est d’ailleurs toujours pas déployé sur tout le territoire métropolitain. Il ne s’agit, ni d’une révolution, ni d’un choix de société. Juste une continuation d’une pratique, 2G à 3G, 3G à 4G, 4G à 5 G, … consistant d’abord à inciter le consommateur à acheter un nouveau smartphone (par exemple, sortie prochaine du « Galaxy/note 20 de Samsung et de l’IPhone 12 d’Apple) … et à passer encore plus de temps devant l’écran. On ne connait pas vraiment les futurs usages qui se développeront grâce à l’augmentation des débits, ni les avantages/inconvénients.
Tout citoyen dans une démocratie doit pouvoir se questionner et si nécessaire le faire savoir. Il paraît légitime de tenter de répondre à quelques interrogations qui viennent vite à l’esprit :
- Quelles seront les utilités de la 5G ?
- Quels seront les impacts sanitaires et environnementaux ?
- Quelles garanties sur la protection des données ?
- Quelles dépendances ?
- Faut-il accepter sans broncher et rapidement le déploiement de la 5G pour ne pas être « distancé », ou bien est-il urgent et prioritaire de peser le pour et le contre via un moratoire ?
Et plus précisément avec quelques réponses concrètes :
Notre quotidien sera-t-il bouleversé ? A priori non, à part des téléchargements plus rapides. Le déploiement devrait durer au moins 10 ans …
Va-t-on encore plus surconsommer ? A priori, oui ! Beaucoup se sentent obligés de changer leur smartphone devenu obsolète et de contribuer à l’explosion du nombre d’objets connectés, nécessitant plus de ressources à injecter dans la fabrication, avec plus de données à gérer, à stocker, donc avec plus d’énergie … Olivier Roussat, président de Bouygues Télécom, auditionné au Sénat en Juin dernier affirmait : « Il est erroné d’affirmer que la 5G permettra des efforts en matière d’énergie. Après la première année de déploiement, la consommation énergétique de tous les opérateurs affichera une augmentation importante ». Les gains espérés sur les antennes seront annulés par le très probable accroissement des usages. Le groupe de réflexions The Shift Project estime que les consommations d’énergie des opérateurs mobiles seront multipliées par 2,5 à 3 en 5 ans, soit 2% supplémentaires d’électricité à produire en France ...
Quels seraient les apports pour l’industrie et les services ? Un monde tout connecté permettrait un meilleur automatisme des process industriels, à « optimiser » dans le domaine agricole, à rendre « intelligentes » les villes grâce à la capacité de gérer en temps réel un million d’objets connectés au km² et par antenne. Des progrès pour qui en réalité ?
La croissance sera-t-elle dopée ? On a constaté aucune augmentation notable de la productivité entre 1995 et 2005 avec la dématérialisation dans les entreprises. Néanmoins, selon le cabinet IHS Markit, si tous les pays déploient la 5G, cela engendrera 3 068 milliards € de chiffre d’affaire et plus de 22 millions d’emplois en 2035. Des estimations risquées et néanmoins très modestes et qui, en outre, ne disent rien sur les emplois supprimés et sur les impacts environnementaux.
Et si la France ne suit pas ? Selon l’institut Idate, il faut accélérer le mouvement pour ne pas devenir un dominion de la Chine ou des USA. Plutôt que de tenter de freiner Huawei, il faudrait pousser les champions européens Ericsson et Nokia à mutualiser leurs forces pour résister à l’Asie (Chine, Corée du Sud, Taiwan, ... ). Mais l’Europe traîne les pieds et c’est probablement trop tard. Elle restera au balcon pour observer la bataille géopolitique entre les USA et la Chine (2), et la Corée qui déploie la 5G depuis Avril 2019 avec l’objectif de couvrir leur territoire dès 2022, avec déjà 7,86 millions d’utilisateurs en Juillet 2020 (11%), et qui envisage la 6G dans 8 ans ! (3).
Est-ce une bonne affaire pour l’Etat ? La mise aux enchères des plages de fréquences aura permis de récolter près de 3 milliards € auprès des 4 opérateurs concurrents, Orange, SFR, Bouygues et Free, moins que les enchères pour la 4G. (4)
La 5G représente-t-elle un danger sur la santé ? L’ANSES indiquait début 2020 ne pas avoir suffisamment de recul pour statuer sur les effets sanitaires et biologiques des fréquences autour de 3,5GHz. Olivier Véran (ministre de la Santé) et Elisabeth Borne (ex-ministre de l’Ecologie) demandaient à Matignon en Juin 2020 d’attendre le rapport de l’ANSES prévu au printemps 2021 avant de donner le feu vert. La mise aux enchères précipitée et la décision d’ouvrir les premiers abonnements dès Décembre 2020 sont symptomatiques de la peur d’être en retard en matière de … au fait de quoi ?
Pourquoi le rejet d’un moratoire ? Demandé par la Convention Citoyenne pour le Climat (CCC), le moratoire est passé à la trappe. Le Secrétaire d’Etat au numérique, Cédric O, a avancé que la 5G serait « un formidable levier pour la transition écologique ». Allez, circulez, il n’y a rien à voir ...
La 5G est-elle partout en terrain conquis ? En fait, les allemands, les anglais, les irlandais, les suisses, les hollandais et même les coréens (!) sont dubitatifs face à cette nouveauté. Ses bénéfices sont rarement perceptibles. La vitesse des téléchargements est 4 fois plus élevée, mais pas 20 fois plus comme annoncée.
En France, l’idée du fait accompli annoncé passe mal. Même les partis politiques sauf les « marcheurs » se sont alignés sur la demande d’un moratoire proposé par la CCC. Une réelle nouveauté ... Un moratoire a été voté à Lille le 9 Octobre (5).
- Avantages et questionnements sur la 5G -
Les politiques et la 5G
Les pro-5G inconditionnels sont d’abord les principaux intéressés en matière de business. Rien de surprenant. Les arguments pour passer de la 4G à la 5G sont très variés, et parfois totalement fantaisistes ou impératifs. Nous ne reviendrons pas sur les pilules pseudo-modernes qu’il faudra avaler pour se persuader que, sans la 5G, c’est le retour à la lampe à huile. On peut en revanche s’interroger sur les mécanismes des grandes décisions technologiques.
François Jarrige, historien des techniques, rappelle que les politiques sont impuissants face à une économie mondialisée et aux défis écologiques (6). La technologie, elle, est investie de pouvoirs magiques capables de transformer le réel. Et même, de proposer un monde virtuel permettant de fuir le quotidien. F. Jarrige résume ce fait ainsi : « la force du progrès technique, c’est de ne pas penser le fonctionnement de la société dans sa complexité ».
C’est ainsi que certains imaginent une société bas-carbone avec des technologies répondant soi-disant objectivement aux problèmes : avions à hydrogène, voitures ou drones robots, smartitude généralisée, OGM, homme augmenté, 5G, 6G et plus si affinité ...
Lors d’une réunion sponsorisée par Huawei et consacrée aux bienfaits de la 5G, Jacques Biot, Président de l’Ecole Polytechnique de 2013 à 2018 affirmait : « La vie humaine consiste à capter des données que l’esprit transforme pour faire des actions » … « l’humanité a un problème d’exploitation de ses ressources. Elle ne peut plus faire cela seule, de façon autonome. Il faut faire communiquer les objets entre eux pour réguler l’usage des ressources naturelles » (7).
- La 5G, pour davantage changer ou accélérer nos comportements -
En face, le discours est terre à terre et plus austère : restreindre les consommations, changer ses habitudes de gabegies énergétiques et de ressources non renouvelables, préserver la biodiversité.
On en vient à opposer, d’une part, le progrès social et écologique et d’autre part, le progrès technique. La technique est sortie de l’espace politique. Elle est soi-disant dépendante du marché, des intérêts privés des producteurs de technologies, et de fait, elle est devenue extérieure aux enjeux démocratiques au nom de la tyrannie du retard : « si on ne le fait pas, d’autres le feront ».
Et à force de ne pas vouloir entendre ou s’intéresser à ses ouailles, le pouvoir politique devenu impuissant sur les grandes décisions techniques, se targue de protéger, de réguler, de contrôler. Par la voix de son président, Sébastien Soriano, l’Autorité de Régulation des Communications et des Postes (ARCEP) entend cadrer le développement de la 5G d’un point de vue des consommations d’énergie, de l’addiction des utilisateurs et d’autres effets secondaires de ce « progrès » (8).
Attention ! Tremblez les GAFA et la Chine, l’ARCEP monte la garde !
La 5G : un nouveau symptôme de confiscation démocratique
- La 5G, un nouveau symptôme de confiscation démocratique -
Notre Président a choisi l’amalgame et les amish comme repoussoirs. Un expert sur cette population, Jameson Wetmore, professeur à l'Université d’Arizona, explique que les amish se réunissent deux fois par an pour discuter de l’Ordnung, code de conduite implicite leur permettant de vivre selon leurs valeurs (rester proche de la terre, renforcer le lien communautaire, …) (9). Nous en avons d’autres et le propos ici n’est évidemment pas de prendre exemple sur eux et leur manière de vivre.
Cependant, on pourrait s’inspirer de leur rapport à la technologie profondément politique car, ils en débattent librement et régulièrement avant d’accepter ou de rejeter une technique nouvelle. En fait, ils se servent de nous comme crash-test !
Stéphane Foucart (10) souligne que « Emmanuel Macron fait le pari d’un rapport stable et enthousiaste d’une grande part de la population au progrès technique » (9) et qu’il met sous le tapis le moratoire demandé par beaucoup de citoyens ayant réfléchis sur la question comme de nombreux représentants politiques. Pour lui, la 5G se développera parce que c’est « le tournant de l’innovation », ce qui, convenons-en, ne veut pas dire grand-chose. A l’instar de l’invention de la 2ème lame de rasoir dont la fonction était expliquée (elle coupe le poil avec plus d’efficacité après le passage de la première lame qui a soulevé le dit-poil), on est passé progressivement à la 3ème et à la 4ème lame sans aucune justification.
Mais il a quand même raison. La 5G se développera, qu’on le veuille ou non. Les enjeux économiques sont tels qu’une fois encore, l’avis des futurs utilisateurs ne pèse pas lourd dans les décisions. Mais en même temps, il a tort. Tort d’imaginer que la France ou l’Europe seront des fers de lance de la 5G et que nous serons capables de maintenir une certaine souveraineté technologique. Les USA et la Chine courent un 100 m et la Corée tient le chrono pendant que nous courons un 110 m haies.
Les vainqueurs sont connus d’avance. Nous terminerons derrière, mais la tête haute et en chantant les pieds dans le fumier, comme un coq chez les amish.
- « 5G : les clés pour dépasser la polémique » - Le Monde - 25 Septembre 2020 - Rémi Barroux - Marie Charrel - Vincent Fagot - Stéphane Mandard - Abel Mestre - Nicolas Six
- « Bataille géopolitique autour de la 5G » - Le Monde Diplomatique - Octobre 2020 - Evgeny Morozov
- « En Corée du Sud, un déploiement mené à marche forcée » - Le Monde - 25 Septembre 2020 - Philippe Mesmer
- « 5G : l’Etat récolte près de 3 milliards € » - Le Monde - 3 Octobre 2020 - Vincent Fagot
- « A Lille, Martine Aubry mette en place un moratoire sur le 5G » - Le Monde - 13 Octobre 2020 - Laurie Moniez
- Interview de François Jarrige (Professeur à l’Université de Bourgogne) – Libération - 5 Octobre 2020 - Nicolas Celnik
- « La nouvelle lubie des lobbyistes » - Libération - 28 Septembre 2020 - Jérôme Lefilliatre
- « 5G : il va falloir définir de nouveaux garde-fous » - Libération - 28 Septembre 2020 - Christophe Alix et Jérôme Lefilliatre
- « Technologie rime-t-elle avec démocratie ? » - Libération - 29 Septembre 2020 - Nicolas Celnik
- « Des amish et des shadoks » - Le Monde - 27 et 28 Septembre 2020 - Stéphane Foucart
À propos de l'auteur
Bernard Sesolis
Consultant Energie - Environnement, Docteur en géophysique spatiale environnement, Bernard Sesolis a une longue expérience en secteurs publics (Ministère de l’Equipement) comme privés (fondateur et directeur des bureaux d’études Tribu puis Tribu-Energie). Auteur de nombreux ouvrages, il est également investi dans plusieurs associations (AICVF, Effinergie, ICEB...). il poursuit actuellement ses activités de conseil et de formation dans le domaine des bâtiments respectueux de l’environnement et soucieux des usagers
La course technologique devient ainsi une fuite en avant. On cherche à résoudre des problèmes par la science et la technologie créant ainsi d'autres problèmes que l'on cherchera ensuite à résoudre ainsi de suite. On ne se pose plus la question de l'origine du problème ... .