Par Bernard SESOLIS, expert Energie Environnement le 04 Juillet 2019
Le calendrier pour maitriser le changement climatique pousse à abandonner progressivement, et peut-être en moins d’une génération, la combustion des énergies fossiles. Après deux siècles de domination du charbon, puis celle du pétrole, nous sommes maintenant dans celui de la transition énergétique vers l’électricité triomphante.
Mais quelle électricité ? A moyen terme, les énergies fossiles vont laisser toute la place à deux types d’énergie primaires encore minoritaires considérées comme ayant un bilan carbone répondant aux objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre : les renouvelables (hydraulique, solaire, biomasse, biogaz)… et l’uranium et ses dérivés. Si tout le monde s’accorde à considérer les premières comme vertueuses pour l’environnement avec d’importants potentiels sociétaux, le nucléaire est lui, loin de faire l’unanimité !
Cette filière va-t-elle gagner à long terme contre les EnR ? La question doit être aussi tranchante. On ne peut pas courir après deux lièvres à la fois. Trop cher ! La France a choisi une sortie progressive du nucléaire s’appuyant sur un mix EnR / uranium tendant « à terme » à laisser plus de place aux renouvelables. C’est le sens de la loi TECV (1).
Cependant, cette volonté politique affichée n’a pas été prise au sérieux par la filière nucléaire qui persiste dans le développement de l’EPR (in french : European Pressurized Reactor).
Il m’a semblé opportun de s’attarder sur cette stratégie qui plombe les énormes possibilités d’EDF de se transformer en un hyper opérateur d’EnR …. Et nous reviendrons très prochainement sur la saga de l’EPR.
1°) Retour au tout électrique
Rappelons brièvement que la majorité de la population mondiale vivra en site urbain en 2050.
Le changement climatique d’une part, et la pollution liée à la combustion dans les véhicules et les bâtiments d’autre part, obligent à modifier radicalement la manière de consommer de l’énergie dans les villes. L’électrification des moyens de transport et le renforcement de la nécessité de la présence de l’électricité dans les bâtiments, placent cette énergie au centre des développements industriels pour répondre aux enjeux à venir.
Dans les bâtiments, faire du chaud, du froid, de la lumière, utiliser des process, gérer subtilement et partager les modes de production et de consommation des énergies, tout cela passe et passera de manière croissante via le vecteur électrique.
En matière de transport, l’histoire récente tend à montrer que le XXème siècle n’aura été qu’une parenthèse de l’utilisation des combustibles fossiles. Les villes ne jurent maintenant que par les trams, les bus électriques, la voiture électrique. Ces techniques étaient déjà présentes au tout début du XXème siècle, puis abandonnées pour des raisons bien connues.
Même si les pays développés peuvent (et doivent) devenir sobres, les pays en développement qui verront leurs demandes d’électricité exploser dans les décennies à venir feront accroître la demande mondiale. A cette échelle, l’électricité est encore massivement produite à partir du charbon. Il va falloir en sortir rapidement. Mais comment produire de l’électricité autrement avec un bilan carbone le plus bas possible ?
La réponse ne se résume évidemment pas qu’à une seule énergie. En outre, plusieurs réponses doivent être définies, en particulier selon les lieux et les pratiques. Cela dit, il reste pour l’instant et principalement deux filières peu carbonées : les énergies renouvelables et le nucléaire.
Depuis Tchernobyl, puis Fukushima, certains pays nucléarisés ont décidé de tourner la page, comme, l’Italie, la Suisse et de manière plus spectaculaire … et carbonée, l’Allemagne. Que leur restera-t-ils à long terme ? Probablement un mix d’énergies renouvelables.
Pour la France, seul pays au monde doté de presqu’une tranche nucléaire pour un million d’habitants, la question de la sortie du nucléaire rapide ou progressive s’avère bien plus complexe.
2°) Nucléaire : Pourquoi la France persiste ?
C’est le titre d’un article paru dans la presse cet été (2). Il y est rappelé que la culture de l’atome est ancrée en France depuis 1948. Dans notre doux pays aux 300 fromages, le nucléaire est inscrit dans l’ADN de l’industrie et de la science. La filière est portée par deux grands corps d’ingénieurs, les XMines et XPonts, qui conseillent les décideurs politiques dans leurs souhaits de puissance et d’indépendance, aussi bien militaire que civile. Depuis le premier choc pétrolier de 1973, on vit toujours sur l’héritage de ce gaullisme technoscientifique.
Emmanuel Macron suit François Hollande sur la TECV qui vise à réduire la part de production d’électricité d’origine nucléaire de 75 à 50% d’ici 2025. Nicolas Hulot l’a confirmé. Mais Edouard Philippe a nuancé : 2025 deviendrait « moyen terme » ! Rien de surprenant : Le Premier Ministre est en accord avec le Président qui, déjà en tant que Ministre de l’Economie, affirmait que le nucléaire était une filière d’avenir et soutenait EDF pour la construction de 2 EPR à Hinkley Point (Royaume Uni). Au sein d’EDF, des voix se sont élevées contre.
Au même titre que l’aéronautique, le ferroviaire ou l’armement, la filière nucléaire française visait et atteignait l’excellence. Mais la fusée Ariane ou l’Airbus n’auront pas fait oublié le Concorde, le char Leclerc et, dans une moindre mesure, le TGV et le Rafale, … ni le nucléaire qui est dorénavant devenu une charge pour l’Etat : 188 milliards € d’investissements ont été consentis jusqu’en 2010 pour la filière selon la Cour des Comptes ; il faudra encore injecter 7,5 milliards € pour sauver Areva et EDF. Ces joyaux technologiques ne seraient plus compétitifs : en 2009, l’EPR a été rejeté par Abou Dhabi au profit de la centrale du sud-coréen Kepco.
Les différents scénarii et projections des « pro » et « anti » nucléaires sont trop contradictoires et partisans pour se faire une idée claire sur le long terme, comme le souligne François Levêque, professeur d’économie à l’Ecole des Mines-Paris Tech (3). Nous y reviendrons plus loin.
Une ultime question posée par un expert, « qu’en sera-t-il de la crédibilité de notre force de dissuasion et de notre position aux Nations Unies si la France renonçait à ses centrales ? », rappelle en filigrane que la réalpolitique continue à miner toute velléité à sortir du sempiternel rapport de force pour trouver des solutions sociétales nouvelles permettant d’améliorer le sort de la planète et de ses habitants. Les 4 autres membres permanents du Conseil de Sécurité continuent à construire ou à prolonger leurs centrales nucléaires …
Ultime réponse à cette ultime question.
Ces centrales restent néanmoins marginales au regard des centrales thermiques classiques. Il en existe environ 430 en exploitation sur la planète, et 72 sont en construction principalement en Asie et en Europe (4), (5). La filière nucléaire annonce 160 nouveaux projets et envisage qu’en 2040, 60% de l’électricité mondiale seront d’origine nucléaire.
Ce dernier chiffre émanant de la SFEN (4) semble fantaisiste et procède du fantasme ou d’une extrapolation un peu tendancieuse de la stratégie française sur tous les pays du globe. La Chine par exemple, le plus gros constructeur de centrales nucléaires avec 22 tranches en cours, inaugure parallèlement chaque semaine près de deux nouvelles centrales au charbon, soit plus de 80 par an !
Les Etats-Unis n’ont que 5 centrales nucléaires en cours de construction et pensent que le gaz de schiste sera la solution adaptée à la vision nombriliste « American first » de Donald Trump.
3°) L’EPR, objet de fixation !
Voilà bien le sujet central (sans jeu de mots) entre les « anti » et les « pro » nucléaires. En quelques mots, rappelons ce qu’est cet « objet ». L’EPR, réacteur de 3ème génération, est présenté comme plus puissant (1650 MW par tranche), avec une durée de vie d’au moins 60 ans au lieu de 40 années précédemment, et surtout plus sûr grâce à sa double enceinte, à ses quadruples bâtiments de sauvegarde des fonctions vitales et à une aire d’étalement du combustible en cas de fusion.
Pour la filière, l’EPR allie à la fois la réponse à la demande croissante d’électricité, à une production d’électricité non carbonée et contribue à l’indépendance énergétique de la France (6).
Pour ses détracteurs, écologistes, mais pas seulement, certains membres d’EDF critiquant ouvertement cette stratégie, il s’agit d’un aveuglement industriel et écologique (7) basé sur 3 dénis. D’abord, un déni industriel : la loi TECV, le développement des EnR, le coût du nucléaire, la stabilisation de la demande sont des facteurs qui n’encouragent pas une production hyper centralisée et complexe. Ensuite, un déni financier : avec 37milliards € de dettes, le coût du grand carénage des centrales actuelles (55 ou 100 milliards € selon EDF ou la Cour des Comptes), et 2,7 milliards € pour renflouer Areva, EDF est dans une stratégie de fuite en avant. Sa sortie du CAC 40 en Décembre 2015 est symptomatique. Enfin, un déni politique : comment parler de sécurité accrue avec des réductions drastiques des coûts ?
4°) Que faire avec la filière nucléaire ?
Faut-il faire disparaître progressivement le nucléaire, ou gérer sa relance ? Et selon quel calendrier ?
Le débat se situe déjà sur le coût social. La filière nucléaire avance un maintien d’environ 220 000 salariés pour un démantèlement très progressif du parc actuel des 58 réacteurs. Le Syndicat des Energies Renouvelables (SER) affiche 100 000 emplois directs et indirects actuels, et qui pourrait passer à 200 000 dès 2023 si les objectifs de la Programmation pluriannuelle de l’énergie étaient atteints. Selon l’ADEME, son scénario du passage à 100% d’énergie renouvelable en 2050 ajouterait plus de 800 000 emplois supplémentaires (8).
Les chiffres se télescopent au niveau financier sans réellement se contredire. Selon l’Union Française de l’Electricité (UFE), conserver un quota de 70% d’électricité nucléaire en 2030 coûterait 320 milliards €. Notons au passage que cette situation serait contraire à la loi TECV. Si le ratio passait à 50%, la note monterait à 382 milliards €. Le passage à 20% aboutirait à 434 milliards €. Selon l’association Global Chance qui réunit des experts indépendants et qui prône la sortie totale du nucléaire en 2037, celle-ci coûterait entre 453 et 504 milliards €. Le maintien du mix actuel souhaité par le PDG d’EDF, Jean-Bernard Levy, qui suppose un remplacement progressif des centrales démantelées par des EPR, coûterait in fine entre 428 et 504 milliards €. Tous ces chiffres un peu astronomiques sont comparables et si l’on en croît Global Chance, passer à 100% renouvelables serait financièrement aussi réaliste que celle du maintien et du renouvellement progressif du parc nucléaire vieillissant par des EPR.
L’exécutif français semble encore dans le brouillard. E. Macron est pour le passage à 50% d’électricité nucléaire en 2025 « et en même temps » ne sais pas si c’est réaliste.
N. Hulot est bien entendu pour l’application de la loi TECV… et en même temps, « chemin faisant », nous verrons … En attendant (quoi d’ailleurs ?) et par quel chemin, il faudrait fermer au moins 15 tranches nucléaires d’ici 2025 pour atteindre cet objectif.
Pour mémoire, le démantèlement de la centrale de Fessenheim n’est toujours pas réellement envisagé comme l’avait promis l’ancien Président de la République en 2012.
Ainsi, en matière énergétique, il semblerait pour l’instant que le nouvel exécutif se laisse gouverner par l’absence de choix, c'est-à-dire in fine par celui … d’EDF dont l’objectif affiché dès Septembre 2015 entrait en contradiction frontale avec la loi TECV promulguée un mois plus tôt !
Les dépenses pour les premiers EPR dépassent 3 fois les prévisions. Ce fait accompli est pour l’instant la seule raison justifiant cette fuite en avant sans aucun frein.
Pour comprendre l’actuelle situation, il faut se pencher sur les enjeux autour de l’EPR. Une très prochaine humeur tentera d’y voir plus clair en analysant les derniers épisodes du feuilleton de la construction de ces réacteurs de 3ème génération.
Bernard SESOLIS
Expert Energie Environnement
- Loi sur la transition énergétique pour la croissance verte - (Août 2015)
- Le Monde du 28 Juillet 2017 - Jean-Michel Bezat
- Auteur d’un ouvrage de référence en la matière : « Nucléaire on/off » - Dunod - 2013.
- Chiffres de la SFEN (Société Française de l’Energie Nucléaire)
- Chiffres de Wikipédia
- « Pour une diversification intelligente de l’énergie », débat - nucléaire français est-il en déclin ? - Le Monde - 31 Mai 2016 - Julien Aubert (député LR du Vaucluse (président du groupe d’études Energie à l’Assemblée Nationale)
- « L’aveuglement industriel et écologique d’EDF », débat - nucléaire français est-il en déclin ? - Le Monde - 31 Mai 2016 - Yannick Jadot (député européen Europe Ecologie – Les Verts) - Claude Turmes (député européen - Verts-Luxembourg),
- « Rester ou sortir du nucléaire : une addition salée », Le Monde - 4 Avril 2017 - Pierre Le Hir
Tout à fait d'accord avec vous. Et que dire de l'illusion de l'indépendance. Il y a bien des années que nous n'extrayons plus d'uranium sur notre territoire. Et concernant le bilan carbone, d'après la criirad, il est nécessaire de consommer 9,7 TEP pour extraire 1 tonne d'uranium. Il est bien évident que le rapport énergétique est plus que favorable, mais que le bilan carbone n'est pas du tout nul comme EDF le laisse entendre. Ce sont les pays dans lesquels on extrait l'uranium qui "jouissent" de ce CO2.