L’IA et le Développement Durable feront-ils bon ménage ?

Par Bernard SESOLIS, expert Energie Environnement le 04 Juillet 2019



Dernièrement, deux rapports sur l’Intelligence Artificielle (IA) nous ont été soumis. Celui commandé par le gouvernement, rédigé par le mathématicien Cédric Villani et présenté le 28 Mars. Et une note soumise au débat jusqu’au 20 Avril, proposée par le groupe de travail « Réflexions sur le Bâtiment Responsable 2020-2050 » (RBR 2020-2050), animé par Alain Maugard et Christian Clément. L’intitulé de cette note, « Bâtiment responsable et intelligence artificielle » aura largement inspiré mon humeur d’avril et son titre.
Ces deux synthèses convergent, autant sur les aspects positifs de l’IA que sur les risques engendrés par des applications sans contrôle et sans éthique.
Je n’ai lu que quelques parties du rapport Villani ainsi que des commentaires et j’ai pris connaissance de la note RBR concentré sur le domaine du bâtiment et de la ville.
C’est complet, bien pensé, bien écrit. Pourtant, j’éprouve un malaise. N’est-ce pas trop tard pour imaginer que nous, acteurs du bâtiment dans un pays européen, pourrions influencer le développement, la banalisation de l’IA et la rendre compatible avec le développement durable ?

Dans un récent dossier du journal Le Monde (1), les thèmes autour des promesses et des risques étaient abordés avec une certaine acuité. J’en rependrai en partie la trame en me focalisant sur deux principaux sujets à hauts risques : l’emploi et la vie privée.



architectes-ingenieurs-ia

« Les architectes et les ingénieurs ne seront pas remplacés par l’IA »

 

1 - La question de l’emploi

La combinaison « créations / destructions / transformations » aboutira-t-elle à créer plus d’emplois qu’elle n’en fera disparaître ?  Et quels emplois ? On apprend dans le rapport Villani qu’en premier lieu, ce sont les ouvriers non qualifiés du bâtiment, environ 95 000 pour le gros œuvre et 71 000 pour le second œuvre, qui subiront en premiers le choc de l’IA dans le quotidien.

Bernard Michel, président de Gecina avance que 47% de tous les emplois existants seraient supprimés en 2040 (2). Même s’il faut être prudent et ne pas accepter des chiffres aussi précis dans un futur aussi lointain, on sent que cela va faire mal !
Pour se rassurer, on imagine la complémentarité de l’homme et de l’IA. Ce nouvel outil bonifierait notre futur travail, nous permettrait de concentrer notre imaginaire et nos facultés vers un quotidien plus créatif, à plus haute valeur ajoutée.
Par exemple, Charles Cuvellier, professeur à l’école polytechnique libre de Bruxelles, explique que rien ne pourra remplacer l’homme dans sa globalité (3). L’IA trouve des solutions que l’homme ne trouve pas et n’explique pas. Ainsi, elle fait mieux, elle est plus efficace pour des tâches ingrates. Elle corrige le biais que le cerveau de l’homme génère entre le « facilement imaginable » et le « très probable ». Mais, selon lui, elle ne peut réagir à l’imprévu, à la surprise. L’IA remplace facilement un expert mais est incapable de reproduire l’apprentissage inné d’un bébé. Dès qu’il y a doute, ambiguïté, situation nouvelle, c’est le tandem homme + IA qui saura bien réagir, bien décider.

On peut souscrire à cette description positive du futur. Mais de qui parle-t-on ?
Il faut arrêter de se mentir.
Marc-Eric Bobillier-Chaumont, professeur de psychologies du travail et de l’ergonomie à l’Université Lyon 1, commente le rapport Villani en rappelant que la diffusion des technologies de l’information et de la communication (TIC) vise d’abord la performance de l’entreprise (4). Elles sont mises en œuvre « pour répondre aux ambitions stratégiques et managériales des organisations plutôt que pour satisfaire les besoins réels des salariés en matière de conditions et de qualité du travail ». Il prône la mobilisation des spécialistes du facteur humain … Je suis perplexe, surtout si je me remémore la transformation du travail de bureau depuis les années 1980 avec la banalisation de l’ordinateur, puis d’internet. Ces formidables (5) outils ont transformé notre quotidien professionnel.

 

outil-professionnel

Rappelez-vous (je m’adresse aux croulants ingénieurs ou techniciens de plus de 50 ans, comme moi) : à l’arrivée au bureau le matin, lecture du courrier, de l’agenda, de l’emploi du temps. Cela prenait au maximum une demi-heure. Ensuite, nous nous mettions au travail : réunion, rédaction, calcul (avec une calculette, ou une règle à calcul pour les plus de 70 ans …). Depuis une vingtaine d’année, premier geste du matin : allumage de l’ordinateur (certains le laissent tout le temps allumé), ouverture de la boîte mail. Tri des mails selon leurs intérêts, selon la présence ou non d’une pièce jointe, selon l’urgence de la demande de réponse, puis, rédaction des réponses prioritaires. En ce qui me concerne, avec un démarrage vers 8h30, je terminais cette tâche vers 10h00 au mieux, 11h00 au pire … tout en ayant pris soin de mettre de côté les mails avec fichiers joints à lire … le week-end ! Résultat : une productivité en chute ! Un manque de recul faute de temps, l’emploi du copier/coller, de la lecture diagonale, le superficiel comme réponse à une accélération totalement inadaptée au métier de maître d’œuvre. Finalement, on en fait souvent pas plus … et plus mal. Bien entendu, les moins de 50 ans ne peuvent pas relativiser. Hormis l’usage de la STD en conception, et peut-être le BIM à terme, le « c’était mieux avant » n’est pas l’avis d’un ringard mélancolique. L’optimisme n’est cependant pas mort ! L’IA deviendra probablement un extraordinaire outil de conception. Elle aidera les acteurs de la construction à trouver des compromis intéressants dans des contraintes multicritères de plus en plus complexes.

Les architectes et les ingénieurs ne seront pas remplacés par l’IA. Dans ce cas précis, la complémentarité ira de soi.

Mais pas pour tout le monde ! Songeons aux usines automobiles actuelles : une armée de robots et quelques ingénieurs ou techniciens spécialisés pour le réglage ou la maintenance. Avec l’IA, les robots se maintiendront, se répareront, sans l’homme … Des usines « intelligentes » fabriqueront bientôt toutes seules des automobiles qui se conduiront sans l’homme. Ah la belle complémentarité ! Ce qui coûte cher aux actionnaires, ce sont les salaires. L’IA au service de la seule productivité pourrait engendrer une autodestruction du système. Produire sans l’homme, c’est l’idéal ! Mais qui sont les hommes aptes à acheter ce qui aura été fabriqué par les robots ? Ils leurs faudraient d’abord des revenus ! Certains lecteurs trouveront l’argument simpliste. Mais pas plus simpliste que celui de la complémentarité généralisée. Elle est contraire à ce qui s’est déjà passé depuis 10 ans pour de nombreux métiers.

Il faut en revenir à ce qu’évoque plus haut Marc-Eric Bobillier-Chaumont. Les défenseurs presque inconditionnels du tout numérique dans les entreprises sont souvent issus du monde du marketing. Sont avancés des concepts sympathiques comme la fin de la division du travail, l’émergence de l’intelligence collective, l’atténuation de la hiérarchie, bref, la fin du taylorisme (exemple : (6)). Cette vision pourrait être recevable : l’entreprise numérisée peut rendre plus humaine la relation entre les employés, les dirigeants, les clients. Mais pour combien et quelles sortes d’employés ?

Que feront les moins diplômés, aujourd’hui attachés à des tâches répétitives et rébarbatives ?
De nouveaux métiers pour eux grâce à l’IA ? C’est facile d’être optimiste pour les autres ...

Pour rappel, le Développement Durable à trois composantes. L’une d’entre elles est le social ...
Aboutirons-nous à un mariage de raison entre l’IA et le DD ? Ce n’est pas gagné, loin de là.


2 - La question de la vie privée

Au quotidien, les médias évoquent les menaces actuelles et à venir sur notre intimité et notre libre-arbitre. L’état des lieux fait peur : Facebook à lui seul connaît en moyenne 88 renseignements sur chacun de ses 2 milliards d’utilisateurs. L’addiction est patente pour un grand nombre d’entre eux.

Si encore, à condition d’avoir un emploi, nous étions réduits à n’être que des consommateurs cocoonés par le e-commerce (7), ce serait le moindre mal. Mais, nous risquons en plus d’être informés selon des données biaisées. L’IA apprend selon des critères subjectifs qui peuvent être racistes, sexistes, et sélectionne des réponses selon des critères discutables … Mais qui discutent ? Selon Eric Horvitz, directeur de Microsoft Research Lab, certains programmes d’IA peuvent rédiger des tweets personnalisés, créer des fake news ciblées à des fins publicitaires afin de manipuler chaque consommateur potentiel de manière personnalisée. A ce piratage de l’esprit, on peut encore ajouter deux couches de risques. D’abord, celle des hackers, déjà armés de logiciels permettant d’interférer dans tout objet connecté avec des conséquences sans bornes.

Des chercheurs de l’université israélienne Ben Gourion ont analysé 16 objets connectés (8) et ont constaté la facilité avec laquelle il est possible de prendre le contrôle, simplement en retrouvant le mot de passe par défaut défini en usine, du moniteur de bébé, de la caméra de sécurité ou des thermostats, … Ensuite, celle de la surveillance généralisée. Les reconnaissances vocales et faciales fonctionnent avec de plus en plus de fiabilités. Votre smartphone connaîtra votre état de santé, votre position permanente, vos addictions. Et avec les réseaux sociaux, la séparation domaine public / domaine privé sera encore plus perméable. Cette transparence outrancière peut aboutir à un « totalitarisme doux » comme l’évoque Denis Olivennes et Mathias Chichportich (9).

Notre culture européenne s’émeut de tous ces risques. L’individu doit être protégé. Cela n’arrange pas les développeurs de l’IA. En Chine, la question ne se pose même pas. Dans l’Empire du Milieu, une personne honnête n’a rien à cacher. Selon trois chercheurs de Harvard (10), la Chine va devenir n°1 de l’IA plus rapidement qu’on ne le craint. Et déjà, les dirigeants chinois ont mis en place un réseau massif de surveillance doté de l’IA et de tous ses développements. A l’instar des points pour le permis de conduire en France, le pouvoir chinois met en place une procédure, que j’appellerais « permis de vivre », qui dotera chaque individu de points avec des bonus-malus selon ses actions, ses dires, ses attitudes. Les points permettent de monter ou descendre dans la hiérarchie des pouvoirs, des accès, des services, des droits, … bref, dans l’échelle sociétale.
Ce modèle de développement pourrait à terme influencer les modèles occidentaux. L’Histoire a montré jusqu’à présent que l’hégémonie économique a toujours entraîné l’hégémonie culturelle.


3 - Conclusion très provisoire …

Arrêtons là cette humeur bien noire. Son seul objectif est d’inciter à se pencher sur la question. 

J’aurais pu continuer sur d’autres risques évoqués dans les deux rapports, notamment celui de l’impact de la révolution numérique sur les consommations d’énergie et la pénurie de certains métaux indispensables à sa concrétisation. Il faudra y revenir.

Mais pour l’instant, il faut écrire haut et fort que le développement de l’IA, c’est vraiment l’affaire de tous !

Alain Maugard a lancé la question «  le cerveau va-t-il rester à l’intérieur du bâtiment, ou du moins, à l’échelle du territoire, ou être à l’extérieur, sous le contrôle des GAFA ? »

Le rapport RBR préconise qu’il faut laisser à l’occupant la liberté de couper le système et de reprendre la main.

Sinon, le bâtiment deviendra un Cheval de Troie de plus dans notre vie privée.

Qui donnera à l’occupant la volonté ou l’envie de se déconnecter ?


Bernard SESOLIS
Expert Energie Environnement

 

  1. Dossier « L’IA : promesses et périls » - Le Monde - 21 Décembre 2017
  2. « l’IA est une réalité dans l’immobilier » - Batiactu - 7 Ddécembre 2017 - Florent Lacas
  3. « L’IA n’est pas l’ennemi de l’emploi » - Le Monde - 11 Juillet 2017- Charles Cuvellier
  4. « IA : servir les salariés sans les asservir » - Le Monde - 18 Avril 2018
  5. Au sens littéraire du mot : redoutable, dangereux. Au sens commun : extraordinaire, imposant, spectaculaire … à vous de choisir
  6. « Numérisation ne signifie pas déshumanisation » - Le Monde - 21 Septembre 2017 - Philippe Boyer (directeur de l’innovation de Foncière des régions)
  7. Voir mon humeur de Février 2018
  8. « Thermostats connectés : pensez à changer le mot de passe par défaut … » - GC Magazine - 19 Mars 2018
  9. « Mortelle transparence » - Denis Olivennes, Mathias Chichportich - Editeur Albin Michel - Janvier 2018
  10. « La Chine, future chef de l’IA » - Le Monde - 19 Avril 2018 - Juergen Braustein, Marion Laboure, Haiyang Zhang





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