Par Bernard SESOLIS, expert Energie Environnement le 04 Juillet 2019
J’en reviens à ce sujet qui mériterait à lui seul une chronique mensuelle tellement les questions du possible, du futur, des impacts sur le quotidien et sur les liens sociaux, et bien entendu sur le bâtiment et sur la ville sont cruciales.
Quoi de vraiment nouveau depuis l’année dernière où je m’interrogeais sur l’IA et sa compatibilité avec le développement durable ? Eh bien, l’année 2018 aura connu le vrai départ des réflexions sur l’éthique de cette révolution inéluctable.
Les ouvrages, articles, débats médiatiques sont légions et provoquent toutes sortes de fantasmes quant à notre avenir proche, en particulier sur la question du travail pour laquelle cette humeur tentera de fournir quelques pistes de réflexions.
L’intelligence artificielle fera-t-elle grandir l’homme et la société ?
1 - Le rapport de Cédric Villani et la question de l’emploi
Le rapport commandé par le gouvernement et rédigé par Cédric Villani en Mars 2018 fixe des axes de travail pour l’exécutif français (1) :
- développer des applications sur 4 secteurs prioritaires que sont l’environnement, la mobilité, la défense et la santé
- tripler d’ici l’année prochaine les effectifs de recherches spécialisées en IA (en étant vigilant sur la parité)
- créer un réseau interdisciplinaire et mettre à disposition un super calculateur dédié
- développer des bases de données
- prendre les premières mesures pour anticiper les effets du développement de l’IA sur l’emploi.
Justement, sur ce dernier point, le rapport reste interrogatif sur l’évolution de l’emploi. Il est proposé d’expérimenter sur le terrain la complémentarité homme/machine, montrant ainsi une démarche pragmatique intéressante mais également significative de grandes incertitudes.
Dans le domaine qui nous intéresse, l’IA s’invite partout. En amont, avec les outils d’aide à la décision et à la conception qui doivent inclure un nombre de contraintes et d’objectifs ambitieux à croissance rapide de paramètres. Comment évolueront les métiers de maître d’ouvrage soucieux de faire réaliser des bâtiments répondant aux objectifs de la deuxième moitié du XXIème siècle ?
Comment la maîtrise d’œuvre gardera la main sur les choix conceptuels face aux multiples contraintes à respecter ? Comment les entreprises de construction et d’exploitation et les opérateurs énergétiques intégreront ces contraintes ? Le chantier évoluera-t-il vers une flopée d’individus bardés d’exosquelettes ou des robots ?
Un avenir radieux ou, tout du moins, peut-être vertueux. Mais pas sans une vigilance collective continue.
Imaginons une maitrise d’œuvre du bâtiment avec l’intelligence artificielle
2 - Le robot mythique
Le mot tchèque « robota », signifiant travail, besogne ou corvée, est à l’origine du mot robot, version moderne (1920) d’un vieux rêve dont les premières traces remontent à l’antiquité.
Les robots ne sont plus des objets oniriques. Ils sont depuis plusieurs décennies mis au point et utilisés dans des milieux trop dangereux pour l’homme (fond marins, nucléaire, espace, …) mais aussi et surtout pour être des remplaçants corvéables et increvables de ces humains qui, décidemment, ne veulent plus passer leur vie au travail, juste pour subsister. Jusqu’à faire croire que toute tâche répétitive ou fatigante ne devrait n’être réservée qu’à une machine pendant que tous les hommes pourraient enfin se consacrer entièrement à une activité créative … Et jusqu’à remplacer des humains dans des rapports a priori spécifiquement humains ! Les japonais sont très avancés dans ces voies de substitution.
Le sociologue Antonio Cassili (2), auteur du livre « En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic » (Editions du Seuil) analyse le monde du travail et les exigences du développement de l’IA qui nécessite le « digital labour », littéralement le travail du doigt.
Il rappelle que le mythe du robot lié à l’autonomie complète est un mirage sans cesse renouvelé. Le robot n’est que rarement anthropomorphe. Il s’agit principalement d’une machine remplie de données permettant d’automatiser les processus métier. Son but a été et reste principalement de discipliner la force de travail, d’abord au moyen de la machine à vapeur, puis grâce à l’électricité et maintenant avec l’IA fondée sur la présence de données en nombres croissants exponentiellement. Mais qui fournit ces données ? Sa réponse est le « le digital labour ».
Il décèle 3 familles de travailleurs du doigt : ceux qui demandent des accès à des services ou à la consommation, ceux qui sont chargés d’un micro-travail avec une micro-rémunération pour des tâches très fragmentées et que l’on retrouve principalement dans des pays pauvres, et enfin ceux qui travaillent « gratuitement », les utilisateurs des plateformes sociales (Facebook, Youtube, Instagram, Whatsapp, …) qui publient des contenus, sélectionnent et trient des informations, voire repèrent des problèmes pour ces plateformes.
3 - Le robot et l’IA, entités quasi divines !?
Aux USA, reconnue depuis Août 2017 comme congrégation religieuse par l’administration fiscale, donc exemptée d’impôts, la « Way Of The Future » (WOTF) cultive le culte d’une figure divine basée sur l’IA pour améliorer la société ! ((3) et (4)). Son prophète, Anthony Levandowski, a été un des concepteurs de la voiture autonome chez Google X et a ensuite créé la start-up « Otto » développant des camions autonomes, idée qu’il a vendue à Uber.
Les adeptes de la singularité, ceux qui pensent que l’IA atteindra et dépassera les capacités globales de l’homme en devenant une entité intelligente autonome, prédisent le basculement en 2029. C’était en tout cas le scénario annoncé en 2008 par le « pape » de l’IA, Ray Kurzweil. D’autres experts imaginent que le niveau humain pourrait être dépassé dès 2025 ((3) et (4)).
Le mathématicien Michel Morvan, arrivé à San Fransisco en 2014 pour travailler sur la complexité, s’étonne du caractère moutonnier de la Silicon Valley. Hier, tout le monde ne jurait que par les Big Data, aujourd’hui, c’est le tour de l’IA (3).
Selon Jean-Gabriel Ganascia, expert français mondialement connu, les techno-prophètes alimentent cette crainte religieuse. Les raisons sont multiples. En tous cas, il considère que les algorithmes actuels sont encore très loin d’être en mesure d’apprendre seuls et d’interagir en dehors de tâches hyperspécialisées. « Comment donner naissance à une IA autonome alors que la compréhension de notre cerveau est rudimentaire » s’interroge –t-il. (4)
Pour d’autres experts, peut-être plus nuancés, vu le rythme de croissance de l’IA, il serait très imprudent de ne pas tenter de les anticiper. Ceci, pour éviter d’éventuelles déviances (5). Et ce, sans se moquer des experts qui ont, jusqu’à présent, fait preuve d’une certaine naïveté sur l’évolution des capacités de l’IA. Les prévisions en la matière semblent difficiles. Souvenons-nous juste de celles concernant le jeu de Go.
4 - Métiers transformés, perdus ou nouveaux métiers ?
Le philosophe hongrois Michael Polanyi déclarait en 1966 « Nous en savons plus que ce que nous pouvons exprimer ». C’est ainsi que Ulrich Spiesshoffer, PDG d’ABB, un des leaders mondiaux des technologies de l’automation, citant le paradoxe de Polanyi, avance que si celui-ci est vérifié, alors la machine n’est pas prête de remplacer l’homme (6).
Pour lui, la suppression de certains postes créera de nouveaux métiers inimaginables aujourd’hui. Il suffira d’organiser un nouvel écosystème du monde du travail en veillant à ce que le monde éducatif réponde aux besoins des employeurs … Vision univoque d’un chef d’entreprise et réactivation du vieux débat sur le contenu des enseignements initiaux et l’efficacité économique des entreprises.
Cela dit, le paradoxe de Polanyi semble renforcer l’idée que l’IA n’est pas en mesure de remplacer ou de supplanter l’homme hormis des tâches de calcul ou de prévisions.
Cela dit aussi, beaucoup d’activités humaines disparaîtront ou seront profondément modifiées avec l’avènement de l’IA. C’est déjà le cas chez tous les gros opérateurs de services (7), secteurs qui génèrent le plus de données, comme les banques, les assurances, le trading, le markéting, …
Et ce sont les petites mains du « digital labour » qui alimentent les Big Data … drôles de nouveaux métiers pas très drôles pour ces tâches délocalisées sous-rémunérées. Ceux nés dans les pays développés avant 1975 et qui avaient une compétence particulière autre que la dextérité manuelle sur un clavier, ne seront pas prêts pour les nouveaux métiers.
Comme l’explique Michel Morvan (3), les algorithmes ne font que mimer notre réseau de neurones. Ils sont très bons là où notre cerveau est bon ». Mais l’IA est incapable d’expliquer. Elle ne le pourra qu’à travers les humains, seuls capables d’explorer la causalité.
Cet apôtre de la complémentarité homme-machine et de l’intelligence augmentée m’incite au questionnement : Pour qui, cette augmentation ? Pour quels métiers ? Tout le monde serait-t-il concerné ?
Et que se passerait-t-il si les machines développaient leurs propres capacités en se référant à leur environnement sans avoir recours à un Big Data, comme fait l’homme au quotidien pour capitaliser des informations ?
Si vous avez des réponses, n’hésitez pas à m’en faire part … En attendant, si cette humeur aura titillé la vôtre, je vous conseille la lecture du hors-série du Monde « Dans la tête des robots », paru en Mai 2018.
Bernard SESOLIS
Expert Energie Environnement
- « IA : il faut plus de recherches » - Le Monde - 30 Mars 2018 - propos de Cédric Villani recueillis par Vincent Fagot et Morgane Tual
- « Le mythe du robot est utilisé depuis des siècles pour discipliner la force du travail » - Libération - 9 Janvier 2019 - propos de Antonio Casilli recueillis par Erwan Cario
- « Le culte du dieu robot » - Le Monde - 1er Décembre 2017 - Corinne Lesnes
- « Quand l’IA mime la transcendance » - Le Monde - 18 Octobre 2018 - Alexandre Templier
- « Il faut nous préparer au possible avènement d’une IA au niveau humain » - Le Monde - 17 Octobre 2018 - Lê Nguyen Hoang
- « Les machines intelligentes ne remplaceront pas l’homme » - Le Monde - 1er Mars 2018
- « Faut-il craindre l’IA ? » - Le Monde - 23 Septembre 2017 - Valérie Segard
À propos de l'auteur
Bernard Sesolis
Consultant Energie - Environnement, Docteur en géophysique spatiale environnement, Bernard Sesolis a une longue expérience en secteurs publics (Ministère de l’Equipement) comme privés (fondateur et directeur des bureaux d’études Tribu puis Tribu-Energie). Auteur de nombreux ouvrages, il est également investi dans plusieurs associations (AICVF, Effinergie, ICEB...). il poursuit actuellement ses activités de conseil et de formation dans le domaine des bâtiments respectueux de l’environnement et soucieux des usagers