Par Bernard SESOLIS, expert Energie Environnement le 04 Juillet 2019
Dans notre petite sphère professionnelle, le mois de Mars aura été marqué par une surprenante annonce. Une idée saugrenue a été lancée à deux reprises publiquement lors du colloque Enerj-meeting le 8 Mars au Palais Brongniart à Paris, organisé sous l’égide d’Xpair (au passage, ... gros succès !) |
1 - Premier bilan de l’expérimentation E+C-
Après une année de mise en pratique de l’expérimentation E+C- en construction, un point d’avancement a été présenté le 8 Mars dans un des ateliers du colloque Enerj-meeting, ainsi que lors d’une réunion de l’AICVF Ile-de-France le 15 Mars.
En substance, il est constaté que les acteurs de la construction sont assez bien informés des labels qui s’appuient sur cette expérimentation. Celle-ci est perçue comme étant nécessaire et comme un futur passage obligé pour réaliser des bâtiments neufs tendant à répondre aux objectifs de 2050.
Il est également constaté que, malgré ce bon accueil, la culture « carbone » n’entre que lentement dans les consciences. Le nombre d’opérations labélisées ou en cours de labélisation, environ 300, indique un indéniable démarrage, mais également, le sentiment que beaucoup d’acteurs hésitent encore à « plonger » dans le concept E+C-.
A cela, plusieurs raisons :
- Un travail de conception plus lourd : il faut réaliser des métrés spécifiques pour déterminer les quantitatifs nécessaires aux calculs des ACV. Les conventions et règles du jeu ne sont pas toujours claires, voire, définies.
- Des informations encore insuffisantes sur les produits industriels. Les FDES et les PEP ne couvrent pas tous les lots dans les bases de données, entre autres INIES, la plus utilisée. Certaines filières sont assez richement pourvues (nombreux FDES des isolants thermiques par exemple), d’autres au contraire sont plus mal loties (les PEP des équipements sont encore rares).
- Il existe bien des valeurs par défaut, pénalisantes pour inciter les industriels à créer et proposer des FDES et des PEP, mais pas pour tous les lots. Si bien que le bilan ACV ne concerne qu’une partie du bâtiment. Ce constat ne représente pas un frein pour l’application du label, mais biaise la base de données qui servira de support à l’élaboration de la future réglementation.
Fin 2018, il est espéré environ 1000 opérations E+C-, ce qui représenterait un échantillon pas encore représentatif mais néanmoins très pédagogique pour les opérations à venir.
Bref, si le référentiel n’a pas provoqué un raz de marée, il a quand même déclenché un véritable saut qualitatif. Les maîtres d’œuvre sont incités à raisonner désormais de manière plus globale, même ceux déjà rompus à l’exercice des labels environnementaux : trouver des solutions architecturales et techniques en croisant l’énergie, le carbone et les euros. Ces thèmes interagissent entre eux. Il faut surmonter les difficultés inhérentes à cette démarche holistique pour réaliser des bâtiments à la fois peu carbonés et à des coûts d’investissements et d’exploitation supportables.
2 - E+C-, nécessaire mais évidemment pas suffisant
Traiter de front l’énergie et le carbone est crucial. Mais, il faut également traiter d’autres thèmes interagissant comme le bien-être toute l’année (conforts hygrothermique, acoustique, lumineux, qualité de l’air ambiant intérieur), la souplesse et la facilitation de la gestion et de l’entretien.
Tous ces thèmes ont un impact en énergie, en carbone et en euros.
Il faut a minima surmonter cette complexité pour parvenir à élaborer ou à rénover des bâtiments aptes à bien préparer l’échéance de 2050.
La démarche E+C- va habituer les architectes et les bureaux d’études à maitriser ces interactions, à les rendre plus pertinents et plus subtils dans les choix de conceptions et de prescriptions.
Rien que l’obligation d’effectuer un calcul d’ACV, même incomplet, encore approximatif ou maladroit, représente une phase d’apprentissage qu’il ne faut pas retarder. Rappelons que, outre les énergies grises liées à la fabrication des matériaux et des composants, énergies qui seront traduites en équivalent kg CO2, le calcul vise 15 critères environnementaux sans contraintes de résultats. Quelle ouverture pour des maîtres d’œuvre habitués à ne traiter principalement que l’énergie !
3 - Patatras !
Durant l’atelier du colloque Enerj-meeting consacré au référentiel E+C- dans le neuf, le représentant de la Fédération des Promoteurs Immobiliers, Philip Gibon abonda dans la démarche et alla jusqu’à observer que certains clients commençaient à être sensibles, voire demandeurs de logements bas carbone. Ce constat conforta à juste titre la Déléguée Générale de l’association BBCA, Hélène Genin, présente dans la salle.
Nous nagions dans le bonheur… quand tout à coup, Philip Gibon glissa une idée pour surmonter les difficultés actuelles d’application du référentiel, en proposant un cadre d’exigences réglementaires où l’énergie et le carbone seraient découplés. En d’autres termes, dans la future « RE », il suffirait de satisfaire, soit de répondre à une exigence E+, soit de satisfaire une exigence C-, mais pas les deux.
Ceci, selon lui, afin de ne pas brusquer les acteurs de la construction, de leur laisser le temps de digérer le processus. Ceux qui seraient « bons » en énergie ne viseraient que ce thème. De même pour les « bons » en carbone qui ne s’occuperaient que du C-. Et plus tard, … enfin, on marierait les deux fiancés, E+ et C-.
Un scénario se voulant empreint de réalisme, de souplesse, de raison.
Bien que cette « idée » ait été présentée comme une opinion personnelle, juste un sujet de réflexion, plusieurs d’entre nous dans la salle furent frappés de stupeur.
En clôture de ce même colloque, Julien Denormandie, Secrétaire d’Etat chargé de la politique du Logement auprès du Ministre de la Cohésion Territoriale venu conclure la journée, annonça que « le gouvernement avait décidé de revoir le référentiel E+C- pour faire en sorte que l'on puisse décroiser les critères énergie et carbone » !!!
Cet étrange écho officiel de ce qui avait été susurré le matin montra à l’évidence que le lobbying des promoteurs avait su toucher le Cabinet du Secrétaire d’Etat. Est-ce que M. Hulot avait été consulté ? Il semblerait que non …
Pourquoi une telle idée ? Ceux qui en sont à l’origine ont-ils un instant mesuré ses conséquences si par mégarde, le gouvernement passait à l’acte ?
« On » pourrait rétorquer que ce n’est pour l’instant qu’une réflexion et que rien n’est décidé. Qu’il ne faut pas s’énerver.
Mais enfin, le Gouvernement n’a-t-il pas autre chose à faire qu’à réfléchir à cette aberration ? Il s’attaque déjà à l’énorme chantier de la transformation du Code de la Construction pour, dit-il, que la France puisse construire plus de logements, de meilleure qualité et moins chers. Croit-il qu’avec des idées de ce genre, la qualité serait au rendez-vous ?
Les constructions devront, largement contribuer à atteindre l’objectif facteur 4 pour 2050.
Avec un nouveau Code de la Construction affublé de cette « idée », on construira peut-être beaucoup, peut-être un peu moins cher, mais sûrement sans la qualité requise pour répondre à l’urgence climatique. On devine aisément à qui profiterait ce scénario ! C’est un peu gros.
4 - Scénario catastrophe
Imaginons donc que le référentiel soit modifié comme le souhaite les promoteurs immobiliers. Il ne faut pas être très subtil pour deviner ce qui se passerait :
- Si les acteurs avaient le choix entre, soit E+, soit C-, ils opteraient naturellement pour l’objectif le plus maîtrisé : E+. Depuis 45 ans, les acteurs de la construction raisonnent, travaillent et élaborent avec le thème de l’énergie. Pourquoi iraient-ils se fourvoyer sur le sujet Carbone, connu seulement par une petite minorité d’opérateurs et nécessitant un savoir-faire dans un domaine qui manque encore de beaucoup d’informations (FDES, PEP) ? Ce serait un enterrement de première classe pour le thème C- !
- Corolaire : l’expérimentation se réduirait à grande majorité d’opérations E+ et très peu de C-. Les industriels seraient alors moins enclins à investir dans l’élaboration et l’actualisation des FDES et des PEP dans un marché qui ne décollerait pas. Ce qui rendrait l’application C- encore plus difficile ou hypothétique. Une vraie démobilisation des filières !
- Suite de la spirale : les maîtres d’ouvrage et les maîtres d’œuvre constatant que l’outil permettant de réaliser des ACV n’avance pas suffisamment fautes de manques d’informations précises sur les produits, se conforteraient dans leur choix immédiat consistant à ne viser que E+. Pourquoi explorer C-, sujet mal maîtrisé et mal cerné ? La boucle serait bouclée. Déjà que la charge de travail est lourde pour les architectes et les bureaux d’études lorsqu’un label environnemental est requis, la démobilisation des décideurs et des concepteurs sur le thème Carbone serait évidente. Avec les honoraires en constante baisse depuis vingt ans, tout deviendrait cohérent … mais dans le mauvais sens.
5 - Une fausse tempête dans un verre d’eau ? Espérons !
En France, on a l’habitude de constater des changements incessants des règles du jeu pour les financements, pour les exigences, pour les incitations.
Ces changements au gré du turn-over politique sont particulièrement néfastes pour le bâtiment, secteur où l’échelle du temps n’est pas celle des échéances électorales.
Le photovoltaïque aura été un des derniers exemples frappants.
18 mois après le lancement de l’expérimentation E+C- censée devenir le terreau de la future réglementation, l’annonce du 8 Mars est un très mauvais signal politique. C’est un virage à 180°, démobilisateur et régressif.
Le sujet est difficile. Beaucoup d’acteurs sont sur ce chantier. Les industriels travaillent pour fournir les indispensables FDES et PEP. Les maîtres d’œuvre se familiarisent avec les ACV. Les maîtres d’ouvrage se confrontent à de nouvelles équations financières.
Avec cette tentative de découplage énergie/carbone, on tuerait dans l’œuf une expérimentation ambitieuse qui vise la montée en compétence de la maîtrise d’œuvre, qui booste l’offre industrielle. Ce serait un aveu d’échec injustifié de l’expérimentation qui vient à peine de commencer, et plutôt dans le bon sens. Une sorte de « fake news ».
Avec un passage à l’acte, nous perdrions 10 ans. Nous pourrions tous baisser les bras. La future RE pourrait se traduire tristement par un niveau E1 ou E2 /C1 pour les spécialistes du carbone, ou par un niveau E2 ou E3/C0 pour les énergéticiens … et encore, pas pour les logements en collectif. Les promoteurs immobiliers pourraient continuer à revendiquer un E1 ou E2/C0 pour ce secteur … il ne faudrait pas aller trop vite quand même !
Bref, nous quitterions la trajectoire pour 2050 et nous nous installerions dans une confortable stagnation profitable à court terme pour une minorité du monde du bâtiment.
Bernard SESOLIS
Expert Energie Environnement
Ce sont les mêmes qui ont constamment tiré les performances des logements collectifs vers le bas, avec succès si on peut dire, qui aujourd'hui s'attaquent au bilan carbone, avec succès encore ! Ou sont les conseillers de nos politiques, comment ceux ci ont l'inconsequence de prendre des décisions absurdes... Il n'est pas honteux de s'informer quand on n'est pas compétent.