Quelles énergies dans la planification écologique ?

Par Bernard SESOLIS, expert Energie Environnement le 02 Juin 2022

A l’aube de l’élection législative qui va clore l’épisode du pathétique débat politique et après la nomination du gouvernement, l’ombre de la planification écologique plane. Il est maintenant urgent qu’elle atterrisse et devienne effective.
Si cette planification ne se résume pas, loin de là, à des choix énergétiques ou technologiques, les acteurs du bâtiment et de la ville « durables » doivent porter une attention particulière sur le virage vers le « tout électrique » et l’abandon des énergies fossiles en tant qu’énergies primaires.

La RE2020 s’inscrit dans cette trajectoire. Par sa structure et ses exigences, elle impose le recours principalement à deux vecteurs énergétiques pour le chauffage, la production d’ECS et le refroidissement : les énergies renouvelables (solaire, biomasse) et l’électricité.
Ajouter à cela les prévisions à la forte hausse des consommations d’électricité due aux autres usages (continuation de la croissance des taux d’équipements ménagers, bureautique,) malgré les gains en efficience des systèmes, et la très future massification de l’usage de l’électricité dans les mobilités, l’équation se concentre sur deux questions :
1 - Peut-on continuer à envisager l’augmentation sans fin des consommations d’électricité ?
2 - Comment continuer à en produire ?

Loin d’être un scoop, cette double interrogation ne mérite cependant pas de banales réponses calquées sur des principes dépassés de l’ère industrielle promettant un 21ème siècle du progrès technique et du maintien, voire du développement du nucléaire.
C’est pourtant ce qui semble prévaloir chez nos dirigeants. En attendant que le gouvernement de Madame Borne précise le contenu de « sa » planification écologique, cette humeur rapporte quelques lectures et commentaires.


Quelle planification écologique ?

L’économiste Eloi Laurent, auteur de plusieurs essais, décortique dans son dernier ouvrage [1] la notion de planification écologique. Au départ, la « règle verte » consistait à soumettre l’économie à l’iniquité sociale en faisant en sorte que l’empreinte écologique des activités humaines ne dépasse pas la bio-capacité de la planète. E. Laurent explique dans une récente interview [2] qu’une telle définition d’un système soutenable n’est pas pertinente pour forger une planification écologique.

Le dernier rapport du GIEC (04/2022) parle de « satiété » et non de « sobriété » en expliquant qu’il s’agit, non pas de se référer aux préférences des individus, mais à leurs besoins. Et contrairement à l’aspect subjectif des préférences, la notion des besoins universels peut se définir objectivement comme l’a montré Agnès Heller et André Gorz il y a 25 ans. A ce titre, on peut se référer au récent ouvrage de Razmig Keucheyan [3].

E. Laurent cite la notion de « médiété », définie par Aristote, comme le fait de faire coïncider des contraires moraux sur un point d’équilibre. La planification écologique serait cette rencontre entre la règle verte et les besoins universels. Il ne s’agit pas de passer d’un système excessif pour tout le monde à un système de privations pour tout le monde, mais de passer d’un système « trop pour certains » à un système « assez pour tous » en satisfaisant les besoins universels dans la limite des contraintes de la biosphère.

Les premières conclusions du GIEC (Août 2021) expliquent qu’il faut substituer le bien-être humain à la sacro-sainte croissance économique. La transition écologique n’est pas la « croissance verte ». Le GIEC prône une économie qui peut éviter, qui peut améliorer, qui peut remplacer.

Les exégètes du bien-fondé du libéralisme peuvent agiter quelques chiffons rouges comme la « décroissance », l’irrationalité d’une économie prônant la frugalité, l’aspect autoritaire et contraignant d’une planification en leur opposant le « progrès », la recherche de l’efficacité, le ruissellement des richesses produites par les pauvres vers les pauvres, une société ouverte et sans contrainte …

Mais les contraintes sont déjà là alors que la transition écologique n’a pas démarré et les inégalités sociales ont atteint des niveaux inimaginables.
E. Laurent rappelle que le système économique actuel est aussi irrationnel que mortifère.
Il est encore temps d’entamer le processus de la transition écologique en optant pour une planification énergétique cohérente avec le climat et à la fois pour une planification économique et sociale cohérente avec la biosphère.
Ce n’est pas ce qu’Emmanuel Macron a fait en 2021 en décidant tout seul pour le nucléaire. Il a oublié ses propres critères de décisions en la matière énoncés en 2018 et le « à la fois » !

Il est peu probable que la planification écologique attendue remette vraiment en cause l’a priori présidentiel.

Penchons-nous à nouveau sur la question de la fée « électricité », sujet central pour l’horizon 2050.


Futur mix électrique : 50% ou 0% de nucléaire ?

Vaste question et toujours vaste absence d’un vrai débat entre les pros et les antinucléaires. Etant plutôt de la seconde catégorie, je vous invite à regarder un des derniers webinaires de Négawatt sur le sujet [4] suivi par plusieurs centaines d’internautes.

Faut-il un mix électrique où le nucléaire garderait une part prépondérante ? Un mix électrique sans nucléaire, 100% renouvelable, est-il sérieusement envisageable ?  


mix électrique

Quel mix électrique ?


Les arguments et informations présentés par Marc Jedliczka, expert sur les EnR et Yves Marignac, expert sur le nucléaire sont très éclairants. Cette synthèse a le mérite d’actualiser la réflexion et pourrait inciter la filière nucléaire à formuler un contre-argumentaire. Chacun aurait ainsi la possibilité de se forger une opinion plus élaborée.

Allez savoir ! On peut toujours espérer. Mais n’oublions pas qu’espérer est un signe d’impuissance !

En attendant cet improbable débat, l’actualité récente fait écho à de nombreux problèmes rencontrés par EDF dont l’inquiétude est grandissante sur son parc nucléaire [5]. Des problèmes de corrosion provoquant des fissures sur des tuyauteries du circuit de secours d’injection d’eau borée ont été observés sur 5 réacteurs ces derniers mois. 4 autres réacteurs pourraient être concernés. EDF indique qu’il n’existe nulle part un retour d’expérience sur ces phénomènes de corrosion sous contraintes sur les circuits incriminés. Tout contrôle impose une mise à l’arrêt provisoire. Avec en plus les rattrapages sur les contrôles de routine à la suite de la crise sanitaire, au 20 Avril, 30 réacteurs seulement sur les 56 étaient en fonctionnement, situation inédite depuis 1991.

Le nombre croissant de canicules augmente encore les risques de réduction d’activité des centrales. Dernier exemple en date : la centrale du Blayais [6]. Outre la faible disponibilité du parc qui induit des coûts importants, l’Etat actionnaire demande à EDF de brader l’électricité à ses concurrents (bouclier tarifaire) pour contenir la hausse des factures énergétiques des ménages. En conséquence, EDF prévoit pour 2022 une perte de 26 milliards € pour son résultat brut d’exploitation ; niveau très important au vu du chiffre d’affaires 2021 (84,5 milliards €), de son excédent (18 milliards €) et surtout de sa dette (43 milliards €) !
Pour gérer à la fois les problèmes de corrosion et le prolongement des durées de vie des réacteurs, EDF a envoyé à l’ASN le 13 Mai une proposition de stratégie de contrôles priorisés prévoyant un traitement des anomalies sur plusieurs années [7]. Selon l’ASN, il s’agit d’une mise en concurrence inédite des décisions de sécurité et des décisions de sécurité électrique (continuité de service), c’est-à-dire une « pratique du compromis » pour la sûreté !


Timing et géopolitique : deux fortes incertitudes pour le nucléaire

Les énergies renouvelables (photovoltaïque et éolien) se développent rapidement sur toute la planète, quoiqu’encore relativement peu en France. Les technologies ne posent pas de problèmes particulièrement insurmontables. Les matières premières nécessaires sont pléthoriques et bien réparties, les risques et dangers sont infimes, le recyclage en fin de vie et/ou la gestion des déchets n’a aucun rapport commun avec la filière nucléaire. Le principal obstacle pour un déploiement général immédiat est l’intermittence, donc le stockage.

Cependant, l’option 100% d’électricité issue des EnR est considérée comme réaliste à l’horizon 2050 par des gens « sérieux » (AIE, Ademe, RTE, …) et bien entendu par les militants (certaines ONG, Négawatt, …) non moins « sérieux ».

On ne peut pas dresser un tableau aussi idyllique pour le nucléaire. EDF court en même temps après plusieurs lièvres et leurs financements : l’augmentation de la durée de vie du parc pour faire la jonction avec les futurs EPR2 qui ne pourraient commencer à produire qu’à partir de 2037 (sachant qu’en la matière, les annonces sont toujours optimistes), l’éternel et crucial problème de la gestion des déchets, le long et coûteux démantèlement des vieilles centrales.
La France, fer de lance du nucléaire civil à la fin du siècle dernier, s’est endormie sur ses lauriers et ses 58 réacteurs au point d’être en retard aujourd’hui par rapport à des pays pour qui le nucléaire n’est pas prioritaire. Il faut néanmoins rattraper le « retard ». Un appel à projets de 500 millions € a été lancé début Mars 2022 pour la recherche sur le nucléaire futur, peut-être et entre autres, pour développer après tout le monde, des réacteurs de petites puissances voués à l’exportation [8].


nuward smr réacteur

Nuward, nom du futur SMR (Small Modular Reactor) français ?


En outre, les questions géopolitiques sont au cœur d’un éventuel déploiement de nouvelles centrales : les minerais, les technologies, les partenariats sont des sujets très préoccupants pour ceux pour qui se soucient un tant soit peu d’une quelconque morale politique. La realpolitik s’accommode mal avec les questions éthiques et la planification écologique. Par exemple, le conglomérat russe Rosatom, un des plus gros acheteurs sur le marché du nucléaire, est partenaire de Orano (ex-Areva). Rosatom pourrait acquérir 20% du fabricant français (Belfort) de la turbine Arabelle [9]. Et « en même » temps, on pourrait bomber le torse en refusant le peu de gaz russe que nous importons …

Finalement, la question de fond pour la filière nucléaire est d’évaluer les risques dans un monde qui n’est pas encore parvenu [10] :

- L’évolution du climat et la question des températures et de l’eau, deux variables capricieuses rappellent qu’elles seront au nucléaire ce que le vent est à l’éolienne et le soleil au photovoltaïque.
- Les phénomènes de corrosion inédits et mal connus.
- Les incertitudes géopolitiques et la réintroduction de la menace nucléaire en cas de guerre (Ukraine, futur déploiement planétaire de petits EPR, rendant les pays qui les utiliseraient particulièrement dépendants et vulnérables).

Aussi, imposer un futur incertain avec des conséquences moyens et longs termes incontournables (démantèlements très longs, gestions des déchets), est-ce vraiment responsable ?
L’énergie nucléaire est pilotable parait-il. Mais à quel niveau ? L’erreur humaine (Tchernobyl), la catastrophe naturelle (Fukushima), la guerre (menace russe sur les centrales ukrainiennes créant un précédent très angoissant), voilà quelques sujets qu’il faudrait « piloter ».

Y-a-t-il un pilote dans l’avion ?

Voici une curieuse conclusion provisoire pour le second point cité dans l’introduction de cette humeur.

Quant au premier point, il fera l’objet ultérieurement d’une nouvelle visite sur le sujet des consommations électriques.


 

  1. « La raison économique et ses monstres - Mythologies économiques » - Edition des Liens qui libèrent - 2022
  2. A écouter en podcast : France-Culture, 26 Mai 2022 - 7h40
  3. « Les besoins artificiels - Comment sortir du consumérisme » - Razmig Keucheyan - Editions Zones 2019
  4. « Renouvelables avec ou sans nucléaire : comment choisir le mix électrique de demain ? » - Webinaire Négawatt - 24 Mars 2022
  5. « EDF de plus en plus inquiet pour son parc nucléaire » - Le Monde - 22 Avril 2022 - Adrien Pécout
  6. « EDF pourrait réduire l’activité de sa centrale du Blayais » - Le Monde – 13 Mai 2022 - Adrien Pécout
  7. « Nucléaire : nombre record de réacteurs à l’arrêt » - Le Monde - 19 Mai 2022 - Perrine Mouterde
  8. « Le paradoxe français de l’atome » - Le Monde - 11 Mars 202 -, Philippe Escande
  9. « Dans le nucléaire, la France maintient ses liens avec la Russie » - Le Monde - 11 Mars 2022 - Jean-Michel Bezat
  10. « Nucléariser un monde incertain » - Le Monde -  15 et 16 Mai 2022 - Stéphane Foucart



Commentaires

  • jf
    0
    09/06/2022

    Merci pour cette réflexion stimulante :)


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