Par Bernard SESOLIS, expert Energie Environnement le 04 Juillet 2019
Les maîtres d’œuvre, architectes, ingénieurs, techniciens que j’ai l’occasion de croiser témoignent souvent de leurs inquiétudes, désarrois ou colères. Quelle serait cette lame de fond qui sape le moral des acteurs de la conception ? En même temps, ils se voient investis de missions élargies qui tendraient à les valoriser dans une dynamique inédite dans le secteur du bâtiment. Paradoxe ? Comment expliquer ces ressentis aussi contrastés ?
Abordons ce sujet le moins  subjectivement possible, ayant été moi-même maître d’œuvre durant quelques décennies ...

Les concepteurs de  l’avenir ?
1/ Le développement durable a introduit de nouveaux savoirs à maîtriser
Petit historique :
Les thermiciens du  bâtiment, ingénieurs, bureaux d’études, techniciens, voire architectes, ont  pris progressivement en compte un nombre croissant de paramètres et de poste de  consommation d’énergie. Au traitement des déperditions essentiellement liées au  chauffage, ils ont ajouté les apports solaires et internes, puis se sont  penchés sur l’efficience des équipements de chauffage, puis des équipements d’ECS  et de production de froid. L’historique des réglementations dites  « thermiques » depuis 1974 traduit ou a induit cette évolution.
La période 1990-2000  aura vu le thermicien se transformer en énergéticien, avec une approche des  consommations liées à l’éclairage, aux usages électriques spécifiques  (électro-ménagers, bureautique, …), aux process interagissant avec le bâtiment.  Ce fut aussi l’époque de l’émergence des questions environnementales.
L’énergie demeure un  thème toujours aussi prégnant dans l’acte de concevoir, construire, rénover.  Mais elle s’inscrit dans des modèles et des stratégies qui couvrent aussi d’autres  domaines : l’acoustique, l’eau, les déchets, la biodiversité, la santé, le  bien-être, …
Les savoirs de la  maîtrise d’œuvre axée sur les questions thermiques ont du s’étoffer et  s’élargir.
De nombreux énergéticiens  se sont transformés en environnementalistes des bâtiments.
Progressivement, des  labels se sont mis en place afin de cadrer ces savoirs (certains diraient  « encadrer », voire « emprisonner ») et formaliser un  contexte incitatif pour la maîtrise d’ouvrage.
La « HQE »  a fait ses classes durant cette décennie. Les concours étaient encore rares et  les concurrents aussi. Mais le processus était enclenché. Désormais, et de plus  en plus, la maîtrise d’œuvre allait devoir se mêler d’un nombre croissant de  thèmes, revisiter les sujets qu’ils croyaient définitivement bien cerner et  prendre ainsi en compte beaucoup plus de paramètres.
Les formations des architectes et des ingénieurs allaient s’adapter, lentement mais sûrement. La nouvelle génération de concepteurs a été mieux préparée pour affronter cette complexité accrue.
Cependant, le  contexte a évolué selon un rythme inattendu : l’inadéquation entre les  actions menées et les objectifs à atteindre (facteur 4 en 2050) ont fini par  transformer l’urgence en précipitation.
Le Grenelle de  l’Environnement de 2007 aura été le premier choc (ses objectifs 2020 ne seront  que très partiellement atteints). Ce fut principalement l’avènement du BBC et  du concept BEPOS.
 
Le label BBC a  préparé la RT 2012 et la suite. Le BEPOS a demandé plus de mûrissements …et  d’euros. La question de la production d’électricité décentralisée, sa  mutualisation, son stockage a contribué à l’enclenchement du changement  d’échelle : le raisonnement sur la parcelle vertueuse s’est transformé en réflexions  sur le quartier, la ville, le territoire vertueux.
Le label  BEPOS-Effinergie lancé en 2013 a introduit l’estimation des énergies grises et  des impacts énergétiques de la mobilité.
  L’association BBCA  et son label « bas carbone » inauguré début 2016 a ajouté le critère  censé répondre explicitement à l’objectif « facteur 4 », nouveau  paramètre à prendre systématiquement en compte. Les analyses de cycle de vie (ACV),  domaine jusque-là réservé à des spécialistes, sont entrées dans le champ des  savoir-faire de la maîtrise d’œuvre.
  Le rapprochement des  approches Energie positive / Bas carbone s’est concrétisé début 2017 par le  début effectif de l’expérimentation du  label E+C-
Une profusion d’incitations multicritères s’offre aux acteurs du bâtiment : HQE Habitat, Tertiaire, BREEAM, Leed, PassivHaus, Minergie, E+C-/Effinergie, … Il s’agit de faire beaucoup mieux que les niveaux réglementaires, d’expérimenter des démarches de conception plus « écologiques ». Ce paysage assez foisonnant (1) incite certains maîtres d’ouvrage à souhaiter des certifications multiples, cumulant ainsi les études de justifications d’obtentions des niveaux requis par chaque label.
Ainsi, le maître d’œuvre doit s’adapter s’il souhaite éviter son obsolescence professionnelle. Cette adaptation est précipitée car le temps nécessaire à la digestion de ces nouveaux sujets est insuffisant. Le bureau d’études doit, dans l’urgence, se plier à une approche essentiellement comptable des critères selon des grilles préétablies dans le cadre des labels.
La dénomination du label E+C- est, à cet égard, significative. Il s’agit principalement de réaliser des additions et des soustractions ! Une approche quantitative poussant à une démarche conceptuelle assez pauvre, faute de temps et de compétence, consistant à cumuler des « + », à éviter des « - » pour aboutir in fine à un projet soi-disant vertueux.
Est-ce une voie efficace pour mobiliser et faire monter en compétence la maîtrise d’œuvre ? Le comptable va-t-il pouvoir devenir expert-comptable ?
2/ Le numérique change les pratiques … Ce n’est plus le début et encore moins une fin
Autre petit historique :
La révolution  numérique aura été jusqu’à présent d’une grande douceur. Passer de la  calculette à l’ordinateur portable, de la cabine téléphonique au smartphone, de  la boîte à lettres au mail, du tire-ligne à sketchup, du 2D au 3D,  toutes ces transformations profondes du  quotidien auront mis une trentaine d’années pour s’installer.
Les logiciels de  calculs ont évolué, notamment afin de répondre à la démarche de plus en plus multicritère  voulue par les enjeux auxquels doivent répondre les bâtiments et au cadre  exigenciel tout aussi demandeur et gourmand en variété de sujets à quantifier.
L’énergéticien  dispose d’outils de simulations dynamiques, de calculs en acv, de déterminations  en 2D et 3D des ponts thermiques, de calculs de transferts de masse à travers  le bâti (vapeur d’eau), de bilans environnementaux (eau, déchets, mobilité,  confort), de simulations de mouvements d’air extérieurs, … Cette liste non  exhaustive montre à quel point l’énergéticien, devenu environnementaliste, doit  se plier a minima à quantifier (à défaut de maîtriser) un nombre croissant de  paramètres.
Et puis, tout s’est  accéléré depuis environ 5 ans. L’avènement du BIM, le tout connecté,  l’imprimante 3D, l’intelligence artificielle, tous ces items ont ajouté une  couche, une sacrée couche même, dans la sphère toujours plus sophistiquée des  outils de conception et des concepts qu’il faudrait intégrer dans les futures  constructions. Il n’est pas question ici de commenter l’évolution du BIM, du  soi-disant marché explosif des objets communicants, de leurs avenirs malgré  tout inéluctables, ou bien encore, du grand écart actuel entre les discours et  la pratique réelle.
3/ Le cadre des exigences s’étoffe, … le cadre des études reste figé !
J’en reviens aux missions de conception.
Le moindre concours provoque  l’effet « entonnoir ». Beaucoup d’équipes, beaucoup de justificatifs  à fournir, surtout si le projet vise de nombreux labels et certifications.
  Tous les outils déjà  cités servent d’arguments à demander de plus en plus à la maîtrise d’œuvre sans  modifier la grille d’honoraires. Les commanditaires considèrent qu’avec de tels  moyens techniques, on doit devenir plus efficients et plus compétents. Les  livrables gonflent tandis que les honoraires eux, au mieux, stagnent.
  La loi MOP,  lorsqu’elle est applicable et appliquée est devenue inadaptée. Elle devrait  continuer à servir de référence en appels d’offres publics. Le cadre privé s’en  inspire parfois. Cette référence mériterait d’être dépoussiérée.
La restriction des  moyens financiers, l’organisation du travail poussant à l’urgence permanente au  quotidien, tout ce contexte n’incite pas à la réflexion, aux multiples  itérations nécessaires pour aboutir à une conception raisonnée et performante.
  Le peu de temps qu’un  bureau d’études peut consacrer à un projet revient principalement à se  cantonner aux aspects comptables nécessaires aux procédures de labélisation, à  une accumulation de justificatifs plus ou moins pertinents.
  Loin de moi de  critiquer le principe des labels et des certifications. Ces procédures ont  cette utilité de secouer le cocotier des métiers et des habitudes. On peut  juste s’interroger sur leur élaboration, leur prolifération et leur  confrontation, et finalement, sur la réelle efficacité de leur superposition.
Il s’agit en priorité de revoir profondément la manière de concevoir. L’approche multicritère chamboule les savoirs, les ratios, les ordres de grandeurs. Rien que l’introduction du carbone va relativiser tous les acquis qui découlaient principalement d’une l’approche technico-économique basée sur l’énergie.
Les premiers résultats des simulations effectuées dans le cadre du label E+C- (2) avec les modèles de calculs actuellement disponibles montrent au moins trois points :
- Les possibilités ou impossibilités d’atteindre les niveaux 1, 2, 3, 4 en énergie et 1 ou 2 en carbone sont très marquées selon des hypothèses encore discutables sur les énergies comme sur les produits de construction.
 - Les outils ne sont pas vraiment stabilisés. Il est difficile de pratiquer un label, même expérimental, avec un outil encore plus expérimental.
 - Certaines situations doivent être traitées de manière plus cohérente.
 
Toutes ces remarques n’ont rien de dramatique. Mais, des opérations qui se veulent avant-gardistes, voire exemplaires obtiennent ce label dans un cadre qui aurait mérité d’être mieux maîtrisé et plus complet..
4/ Et alors ?
Aucune allusion à la campagne présidentielle … Juste en guise de conclusion provisoire :
- 
 a) l’introduction de la variable carbone dans la  conception mérite encore beaucoup de réflexions et de pratiques.
 
b) il faut laisser aux concepteurs le temps d’apprivoiser tous les sujets cités sur chacun de leurs projets, de leurs propositions aux concours.
Ce temps nécessaire doit se traduire par des honoraires compatibles.
La méthode Coué semble pour l’instant ma seule chance d’être écouté. Alors, je me répète : Mesdames, Messieurs les Maîtres d’ouvrages, octroyez beaucoup plus d’honoraires à la maîtrise d’œuvre ! Vous serez gagnants en constatant que les coûts de construction « honoraires compris » seront plus bas pour des projets mieux maîtrisés.
Bernard SESOLIS
Expert Energie Environnement
(1) « Labels et certifications : un foisonnement pas toujours très  clair », Décideurs Magazine - 13/04/2017 - Boris Beltran.
(2) Présentation des calculs effectués par les bureaux d’études : Enertech  (au colloque EnerJ-Meeting en Février 2017) et Tribu Energie et Bastide &  Bondoux pour Isover (au Comité Technique de l’AICVF en Mars 2017).
