Par Bernard SESOLIS, expert Energie Environnement le 25 Mars 2022
Il est difficile décidément d’être à la page dans une rubrique mensuelle ... L’Histoire s’accélère.
Après la sortie du 2ème volet du 6ème rapport du GIEC le 28 Février précédée du pétage de câble de Monsieur Poutine, le tout saupoudré de Covid 19 et de campagne présidentielle chaotique, voilà une actualité explosive qui se recentre sur l’énergie, ne laissant finalement pas d’espace pour d’autres sujets.
Aussi, mon humeur revient, tel Sisyphe, sur la question du mix énergétique en France, en Europe et sur le reste de la planète. Pour éviter tout pessimisme morbide ou humeur trop maussade, j’ai fini par m’inspirer de quelques traits d’humour de Boris Vian ...
Au secours Boris, Vladimir a pété un plomb
L’inévitable pessimisme du GIEC
Les membres de cette instance internationale seraient-ils tous bornés ou manipulés ? A part les chantres du complotisme et du climato-scepticisme, il ne reste pas grand monde qui ne prenne pas au sérieux les conclusions des rapports successifs du GIEC.
Pourtant, l’historique des COP montre que les décideurs politiques ne parviennent pas à se hisser à la hauteur des enjeux comme le montre de manière si évidente la 26ème édition qui s’est déroulée à Glasgow l’automne dernier. La nouvelle publication du GIEC consacrée aux impacts, c’est-à-dire aux conséquences des différents scénarii du changement de climat, sera-t-elle en mesure de remuer suffisamment les consciences ? Un troisième et dernier volet doit paraître en Avril 2022 et abordera des solutions pour contenir les émissions de carbone ou en atténuer les effets.
En substance, quatre constats sont présentés (1).
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Des impacts irréversibles et généralisés : environ la moitié de la planète vit dans un contexte très vulnérable au changement climatique qui va encore s’accroître.
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Des dégâts accrus avec l’intensification du réchauffement : le fameux +1,5° en 2100 permettrait de limiter fortement les désastres ; mais nous en sommes déjà à +1,2° avec une trajectoire vers +2,7° ! Avec +2°, entre 800 millions et 3 milliards de personnes manqueraient d’eau ; avec +4°, le chiffre atteindrait 4 milliards. Tous les impacts seraient encore plus imbriqués avec des conséquences incalculables.
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Une adaptation encore insuffisante : des planifications ont été élaborées mais leurs mises en œuvre sont à côté des clous. Le sentiment d’urgence est encore trop peu partagé en Europe ; la désinformation prospère aux USA ; l’Australie souffre d’un manque criant de gouvernance ; les pays en développement manquent de moyens car, malgré les promesses lors de la COP 26 de doubler les montants d’aide, non seulement les engagements ne sont pas respectés mais en outre, le financement des conséquences et des pertes déjà constatées est refusé.
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De nombreux exemples de situations de non-retour indiquent que même l’adaptation est limitée.
Attendons le mois prochain pour connaître les voies à suivre proposées par cette communauté scientifique sans pareil qui est, pourtant, si peu entendue. Il serait criminel d’enterrer ce travail dans une l’inertie décisionnelle généralisée, voire dans le déni pur et simple.
Une mythique souveraineté grâce au nucléaire refait surface
Le conflit en Ukraine remet sur la table la fausse question de l’indépendance énergétique pour chaque pays européen. Les raisonnements prennent une tournure pathétique lorsqu’ils s’affichent en pleine campagne électorale. Il ne faut pas faire dans la nuance, le citoyen n’a pas le temps de réfléchir ou ne peut pas, croit-on. Alors, il nous est livré la chansonnette du nucléaire comme voie émancipatrice contre toute dépendance étrangère, que ce soit pour le pétrole (allez braves gens, passer à l’électricité pour votre voiture, c’est tellement moderne et « écolo ») ou pour le gaz (allez brave gens, pour votre logement, abandonnez le gaz, énergie si carbonée et si russe).
Le problème dans une fake-news, c’est que tout n’est pas faux bien que l’essentiel soit erroné.
La mondialisation du marché de l’énergie concerne toutes les sources. Comme le précisait récemment un groupe de chercheurs (2), le marché de l’uranium que nous importons est autant soumis à la concurrence que le pétrole ou le gaz. Les prix de l’uranium fluctuent au gré des tensions et des intérêts géopolitiques, notamment dans les pays exportateurs dont notre filière nationale dépend directement : Niger, Kazakhstan, Ouzbékistan, Canada, Australie. Un nouveau processus de révision annuelle des prix a été mis en place. Il se pourrait qu’à court terme, ces pays s’organisent en s’inspirant de l’OPEP (pays exportateurs de pétrole).
La pénurie en uranium n’est pas pour demain (3). Ce n’est pas la rareté qui prévaut. Ce sont des facteurs beaucoup plus subjectifs et fluctuants : l’offre et la demande, les rapports de force politiques.
Notre principal pays fournisseur est le Niger, longtemps considéré comme le pays le plus pauvre du monde et considéré comme chasse gardée par la France en tant qu’ancienne colonie. C’est un temps révolu car le Niger s’est trouvé d’autres clients qui font comme nous en fermant chastement leurs yeux sur les conditions sociales et sanitaires de l’extraction de l’uranium (2).
La filière nucléaire devrait-elle remercier Poutine ?
Le conflit en Ukraine donne des ailes aux raisonnements schématiques, simples à comprendre et bien adapté à la com en période électorale. Outre la pseudo-indépendance qu’apporterait la substitution du gaz russe par un nouveau déploiement nucléaire, certains glissent aux oreilles des politiques que ces dramatiques évènements vont accélérer la décarbonation de la production d’électricité et également celle des usages thermiques (chauffage, production d’ECS). Cela va dans le sens de la Stratégie Nationale Bas Carbone pour 2030. La RE2020 a bien anticipé cette idée en programmant un abandon rapide de l’emploi des énergies fossiles dans les constructions au profit de l’électricité. Mais avec de curieuses limites. D’abord, elle met sous le tapis la prise en compte des autres usages électriques (électro-ménager, bureautique, ...) expérimentée dans le référentiel E+C- et dans le label Bepos-Effinergie. Par ailleurs, l’incroyable matraquage médiatique et publicitaire sur la mobilité électrique, présentée comme peu carbonée et écologique, est sans commune mesure par rapport aux incitations à la réduction des gâchis énergétiques et à la sobriété.
Ainsi, le futur décor est planté : nos consommations électriques devraient inéluctablement croître, justifiant un incontournable retour du nucléaire pour nous permettre d’atteindre ce pathétique « bonheur » posé comme un postulat.
Boris Vian écrivait sa « complainte du bonheur » dès 1956 pour fustiger cette fuite en avant de la gadgétisation du quotidien et de la transformation de tout individu en consommateur passif. Je ne peux m’empêcher de citer quelques extraits de cette joyeuse complainte : « Ah, Gudule, viens m'embrasser et je te donnerai : un frigidaire, un joli scooter, un atomixer, et du Dunlopillo, une cuisinière avec un four en verre, des tas de couverts et des pelles à gâteaux, une tourniquette pour faire la vinaigrette, un bel aérateur pour bouffer les odeurs, des draps qui chauffent, un pistolet à gaufres, un avion pour deux et nous serons heureux … Ah, Gudule, excuse-toi ou je reprends tout ça : mon frigidaire, mon armoire à cuillères, mon évier en fer et mon poêle à mazout, mon cire-godasses, mon repasse-limaces, mon tabouret à glace et mon chasse filou ... adieu au frigidaire, à l'efface-poussière, à la cuisinière, au lit qu'est toujours fait, au chauffe-savates, au canon à patates, à l'éventre-tomates, à l'écorche-poulet, … .au ratatine-ordures et au coupe-friture … ».
A partir de 2035-2040, forte d’un large consensus politique, la filière électrique s’imagine déjà exportatrice de petits EPR vers les pays en voie de développement auxquels serait imposé ce mode de vie, comiquement caricaturé par Boris Vian.
Mais voilà que le maître du Kremlin sort un nouveau joker de sa panoplie de pourfendeur du droit et des règles internationales. Les attaques contre deux centrales nucléaires ukrainiennes nous font changer d’époque : un pays belligérant peut maintenant mettre en péril une région, un pays, voire plus encore, en provoquant un chantage par la création d’une pression de risque d’incident nucléaire majeur.
Avec ses engins hypersoniques volant à basse altitude, Vladimir rappelle qu’il peut déclencher où il veut une guerre nucléaire sans larguer de bombes ! Le saupoudrage sur toute la planète de petits EPR revient potentiellement à pouvoir créer un accident nucléaire juste avec quelques engins balistiques en coupant toute alimentation électrique d’un réacteur ! Ici encore, Boris Vian fut un visionnaire avec sa « java des bombes atomiques » écrite en 1955 : « ... Voilà des mois et des années que j'essaye d'augmenter la portée de ma bombe, et je n'me suis pas rendu compte que la seule chose qui compte, c'est l'endroit où qu'elle tombe… ».
D’après mathias-chartron.canoprof.fr
Vladimir vient d’inventer un nouveau type d’usage du nucléaire en rompant avec les modes de dissuasion, apanage de seulement quelques pays. Cette nouvelle forme de guerre milite pour stopper dans l’œuf toute dissémination nucléaire, même civile. Au risque que tout pays devienne indirectement une puissance nucléaire. Finalement, Vladimir Poutine ne recevra probablement pas de remerciements de la part de la filière nucléaire.
La relance du nucléaire n’est pas le bon futur énergétique de la planète. Il faut vraiment privilégier les énergies renouvelables, s’en donner les moyens et repenser la manière d’utiliser ces énergies. Organiser un futur moins rayonnant et plus radieux.
- « Le sombre futur d’une terre en surchauffe » - Le Monde - 1er Mars 2022 - Audrey Garric
- « La relance du nucléaire par Emmanuel Macron ne garantit en rien notre indépendance » -, Le Monde - 23 Février 2022, collectif de chercheurs
- « Nucléaire : la pénurie d’uranium n’est pas pour demain » - Le Monde - 25 Février 2022 - Jean-Michel Bezat
À propos de l'auteur
Bernard Sesolis
Consultant Energie - Environnement, Docteur en géophysique spatiale environnement, Bernard Sesolis a une longue expérience en secteurs publics (Ministère de l’Equipement) comme privés (fondateur et directeur des bureaux d’études Tribu puis Tribu-Energie). Auteur de nombreux ouvrages, il est également investi dans plusieurs associations (AICVF, Effinergie, ICEB...). il poursuit actuellement ses activités de conseil et de formation dans le domaine des bâtiments respectueux de l’environnement et soucieux des usagers