Par Bernard REINTEAU, journaliste spécialisé le 08 Juin 2023
Après quatre ans de travail, le groupe de réflexion européen Clever, piloté par négaWatt, propose ses solutions pour le bâtiment, le transport et l’industrie dans un premier rapport rendu début Juin. Une initiative motivée par les élections européennes qui auront lieu l’an prochain.
Après la France, l’Europe et les cinq « leçons-clés »
Depuis plus de 20 ans, l’association négaWatt produit régulièrement des scénarios de maîtrise des consommations des ressources énergétiques. En 2019 a commencé une démarche de rassemblement des très nombreux « think tanks » européens au sein du réseau Clever. En tout, avec 26 organisations partenaires (groupes de réflexion, instituts de recherche, universités techniques, ONG, etc, ...) de 21 pays européens (18 membres de l'UE, plus le Royaume-Uni, la Norvège et la Suisse). Toutes ont suivi une méthodologie proche de celle éprouvée par négaWatt avec des objectifs similaires.
À savoir, d’une part, agréger les trajectoires nationales de transition énergétique dans une vision européenne. Et d’autre part, retenir les principes de performance énergétique, de sobriété et de choix des énergies renouvelables. Ce pour établir au plus juste les besoins de consommation d’énergie et estimer les productions nécessaires.
Ce travail présenté début Juin dans le premier rapport Clever est synthétisé par cinq grandes réponses aux enjeux de consommation d’énergie et d’émissions de gaz à effet de serre. À noter aussi que les projections et propositions sont rapprochées des projets européens tels que le Fit for 55 de Juillet 2020 et REPowerEU qui rassemblent quelques 200 Mds€ d’investissements.
Par ailleurs, le réseau Clever explique qu’il a travaillé uniquement sur l’hypothèse du GIEC d’un réchauffement du climat limité à 1,5°C.
Les cinq « leçons-clés » affichées en ouverture du rapport sont :
1 - L’Europe peut être totalement indépendante des importations d'énergie à l’échéance de 2050, ce en tenant compte de l'hydrogène et du stockage d’électricité (le « power-to-X »).
2 - La neutralité climatique de l’Europe peut être atteinte dès 2045, sous réserve de fixer quelques objectifs : -65% de gaz à effet de serre en 2030, -80% en 2035, -90% en 2040.
3 - La sobriété devrait à elle seule permettre de réduire la demande énergétique de 55% d’ici 2050. Avec, ici aussi, quelques jalons : -25% en 2030, -45% en 2040. La poursuite de cet objectif repose sur la définition de niveaux de consommation décents par habitant dans chaque pays, ce sur la base d’un réchauffement planétaire de 1,5°C.
Selon Clever, les consommations finales d’énergie peuvent être réduites de 55% en 2050, sur la base du décompte de 2019. Le résidentiel porte la contribution la plus importante : -1 746 TWh
4 - La production d’énergie en Europe peut être à 100% issue de renouvelable en 2050, solaire et éolien étant considérés comme formant la « backbone » (colonne vertébrale) de ce projet. Les étapes proposées sont de 42% d’EnR en 2030, 65% en 2035 et 80% en 2040. Le réseau Clever veut retenir l’électricité comme vecteur dominant ; il affiche ainsi la possibilité de s’affranchir des importations d’énergie.
Selon la trajectoire proposée par Clever, pétrole, gaz fossile et nucléaire laisseront place aux énergies renouvelables en 2050
5 - La poursuite d’un objectif d’équité et de solidarité pour faciliter la transition énergétique, la décarbonation et leur acceptation sociétale. Clever reconnaît qu’actuellement les modes de vie et les transports sont inéquitables.
Bâtiment : fixer les consommations d’énergie par résident
De manière approfondie, les membres de Clever balaient les sujets du bâtiment, de la mobilité et de l’industrie.
Pour ce qui concerne le secteur du bâtiment, Clever estime que les 27 pays européens ont consommé en 2019 environ 4 400 TWh d’énergie finale et émis près de 910 millions de tonnes de CO₂. Soit un total de 24% des consommations d’énergie finale et 17% des émissions de gaz à effet de serre. Son avis est que la rénovation des bâtiments (60% des bâtiments fortement rénovés en 2050) et la sobriété énergétique permettraient de réduire la consommation de 45% en 2050 – par pallier, -18% en 2030, -34% en 2040 – et de parvenir à abattre les émissions de CO₂ de 100% dans le même délai, -61% en 2030, -93% en 2040.
Ce qui signifie concrètement de passer du fioul et du gaz naturel pour utiliser l’électricité avec notamment les pompes à chaleur (50% des consommations des bâtiments), la géothermie (nommée « ambient heat »), les réseaux de chaleur et, très marginalement, le bois (la biomasse solide).
La sobriété énergétique et la réduction des émissions de gaz à effet de serre reposent sur l’électrification des besoins.
Cependant, Clever fait le constat d’un « effet rebond » de la rénovation énergétique qui doit être clairement pris en compte.
Ainsi, depuis 1990, la baisse de consommation d’énergie de près de 25% constatée en Europe est parallèlement contrebalancée par une augmentation de l’espace par résident (actuellement ±35 m²) dans les logements de presque 35%. Ce qui revient à stabiliser les consommations d’énergie par personne pendant ce même laps de temps.
À ce titre, les auteurs présentent des propositions pour combiner maîtrise de l’énergie et lieu de vie décent :
- des logements offrant 32 à 40 m² par résident ;
- une limitation des températures intérieures à 19°C en hiver, 26°C en été ;
- un chauffage de l’eau chaude sanitaire à 50-55°C ;
- une utilisation de limiteur de débit d’eau ;
- un recours aux équipements permettant d’éteindre complètement des appareils électriques ;
- de calibrer les appareils selon les besoins.
Concrètement, le rapport propose de limiter l’eau chaude à un volume de 18 à 25 l par jour et par personne, et la consommation électrique à 500-700 kWh par personne et par an.
Des mesures similaires, mais sans affichage chiffré des niveaux de consommation, sont proposées au tertiaire : rénovation lourde, espace adapté au confort de travail et à la maîtrise des consommations d’énergie, limitation des consommations individuelles d’électricité et application des standards de température intérieure et développement du travail à la maison, ce dernier choix impactant aussi les consommations de transport.
Électricité : doubler la production et recourir aux renouvelables
Si la sobriété est fortement mise en avant dans ce document, les auteurs développent cependant des propositions et des orientations pour la production d’énergie. L’électricité étant largement mise à contribution dans les futurs usages décarbonés, un chapitre est consacré à sa production.
Ainsi, la production européenne d’un niveau de 2 500 TWh par an en 2015-2020 va laisser la place, dans le scénario Clever, à une offre de pratiquement 5 000 TWh en 2050.
Selon les auteurs, les énergies actuelles que sont le gaz, le charbon et le nucléaire seraient progressivement abandonnées pour recourir très majoritairement à l’éolien terrestre et off-shore ainsi qu’au photovoltaïque.
Dans le scénario Clever, charbon, gaz et nucléaire laissent place à l’éolien et au solaire.
Autres énergies mises en avant : l’hydrogène, le biogaz et la biomasse
Actuellement très faible, la production d’hydrogène vert devrait être portée à plus de 1 000 TWh ; les principaux consommateurs ciblés sont l’industrie, le transport maritime international et la gestion des pics de température et de demande d’énergie (power to gas).
Dédié au transport par poids lourds, à l’industrie et à l’agriculture (pour alimenter les tracteurs), le biogaz est estimé à 334 TWh en 2030 et 817 TWh en 2050 ; des chiffres, est-il précisé, en phase avec le programme REPowerEU pour 2030 (35 Mds de m³ de biométhane).
Un effort est aussi dessiné pour la biomasse solide, que ce soit pour les bâtiments résidentiels, l’industrie et les réseaux urbains de chaleur. Son intérêt est de faire baisser la pression sur les réseaux d’alimentation en électricité lors des pointes de froid.
Clever envisage une production de 1 415 TWh en 2050 pour couvrir une consommation évaluée à 1 295 TWh à cette date.
Si l’initiative Clever n’étonne plus les spécialistes français des secteurs de l’énergie et de la thermique, tant ils sont habitués au discours et à la démarche de négaWatt, en revanche, et même si le travail des instances européennes est partagé depuis longtemps, elle permettra certainement de développer une prise de conscience des possibilités offertes et des ajustements possibles. Reste à savoir comment les préconisations de consommations contenues dans un tel document de réflexion pourront être reçues par les européens ...
Le rapport Clever de Juin 2023 est disponible
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À propos de l'auteur
Bernard Reinteau
Journaliste de la presse bâtiment depuis la fin des années 80, Bernard Reinteau est journaliste indépendant. Il a œuvré pour les principaux titres de la filière et se spécialise particulièrement sur les solutions techniques liées à la performance énergétique et environnementale des constructions et rénovations performantes. Il collabore principalement avec les plus grands titres et en particulier avec Xpair.