Par Bernard SESOLIS, expert Energie Environnement le 26 Avril 2022
Les trois préoccupations prioritaires des français sont par ordre d’importance : le pouvoir d’achat, l’Ukraine et l’environnement (1).
Cette photo instantanée montre à l’évidence que le monde politique et médiatique n’a pas suffisamment fait œuvre de pédagogie et de réflexions sur l’impérieuse et urgente nécessité du passage à l’acte sur les questions écologiques.
Le virage qui s’approche est de plus en plus serré et aucune réduction de la vitesse ou de coup de frein préalable n’est vraiment ressenti pour le négocier sans dégât. La formule « on est plus inquiet de la fin de mois que de la fin du monde » prend ici un sens particulièrement désarmant. Ce sont injustement ceux qui ont des fins de mois difficiles qui souffriront le plus du laxisme collectif malgré le énième rappel du GIEC qui résonne comme un coup de semonce.
GIEC : Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat
Rendez-vous sur le pic en … 2025
Le troisième volet du 6ème rapport du GIEC a été publié le 4 Avril. Après le 1er volet (Août 2021) qui montre qu’on risque d’atteindre un réchauffement de +1,5°C dès 2050, et le deuxième volet (Février 2022) qui décrit les conséquences d’un tel réchauffement, le dernier volet propose des solutions pour parvenir à contenir le réchauffement à +1,5 ou +2°C d’ici 2100.
Il faudra désormais réduire les émissions de gaz à effet de serre (Eges) de 45% en 2030 par rapport à 2010. Mais l’augmentation du prix du gaz a engendré une relance du charbon qui nous a menés, avec une hausse de 6% d’Eges en 2021, à un record historique.
278 chercheurs de 65 pays ont travaillé et exploité 18 000 études scientifiques pour aboutir à un « résumé à l’intention des décideurs », condensé de 3 000 pages négocié point par point par les représentants de 195 pays membres du GIEC (2). Les conclusions de ce travail colossal sont sans appel. Le pic d’émission devra être atteint au plus tard en 2025 et ensuite, la décrue devra s’effectuer dans tous les domaines.
Répondre à ce scénario implique des changements majeurs et urgents :
- La réduction des usages des énergies fossiles
- L’augmentation de l’utilisation des énergies renouvelables
- L’augmentation de l’efficacité énergétique
- L’augmentation de l’électrification
- La modification des modes de vies
- La hausse des financements et des aides à l’innovation
Cette liste n’apporte aucun scoop. Tout cela est rabâché depuis des lustres. Les nouveautés résident dans le caractère scientifique et unanime des conclusions et le calendrier pour les appliquer.
Les principaux points d’achoppement ont concerné la réduction des énergies fossiles (l’Arabie Saoudite a freiné des quatre fers), le rôle des technologies, l’équité entre pays et le financement vers les pays en développement (inertie forte des USA).
Le rapport du GIEC conclut que les politiques mises en place restent largement insuffisantes. Les Eges sont en hausse constante avec des pointes en 2010 et 2019 et un record historique en 2021 lié à une augmentation des Eges dans tous les secteurs. Il est néanmoins noté que la hausse des Eges est moins marquée entre 2010 et 2020 (+1,3%) qu’entre 2000 et 2010 (+2,1%) … Mais hausse toujours !
Seulement 18 pays ont réussi à baisser durablement leurs Eges depuis 10 ans. 10% des habitants les plus riches représentent 34 à 45% de l’empreinte carbone des ménages, alors que 13 à 15% de cette empreinte émanent des 50% des habitants les moins riches.
Pour contenir le changement climatique à +1,5°C en 2100, il faudra dorénavant réduire de 43% les Eges en 2030 par rapport à 2019. Une réduction de seulement 27% aboutirait à un réchauffement de +2°C. Et si on persiste dans le déni, les générations futures subiront +3,2 à +5°C en 2100.
Le GIEC liste les moyens pour appliquer une trajectoire vertueuse :
- D’ici 2050, réduire de 95% l’emploi du charbon, -60% de pétrole, -45% de gaz
- De développer des techniques de captage (sujet controversé)
- D’être plus efficaces sur les recyclages et les déchets
- De recourir plus à l’électricité, à l’hydrogène, aux stockages
Tout le monde en prend pour son grade : les bâtiments qui devront être profondément et rapidement rénovés, les transports qui devront s’électrifier et se collectiviser plus, les forêts qu’il faudra protéger et restaurer, la gestion des cultures et de l’élevage qu’il faudra rendre compatibles avec les besoins alimentaires et l’environnement.
Et les colibris ?
Ces actions collectives n’auront de sens que si chacun d’entre nous modifie préalablement notre quotidien. Un chapitre entier du rapport du GIEC est consacré aux évolutions nécessaires des modes de vie (3). Une soixantaine d’actions sont décrites pour concrétiser des leviers pour lutter contre l’effet de serre. Parmi celles-ci, on retrouve les mobilités 0 carbone (marche, vélo, …) qui interpellent l’urbanisme et les territoires, l’évitement de l’avion qui interpelle le tourisme, la maîtrise de demande de l’électricité qui interpelle l’offre industrielle, les régimes alimentaires moins - ou mieux - carnés qui interpellent le monde agricole. Les plus aisés ont un potentiel important de réduction tout en conservant un confort de vie agréable.
Facile à énoncer. Plus difficile à faire passer dans les mœurs ! Ce changement de la demande se résume par deux mots clés : la sobriété et la frugalité. Tous ceux qui ont établi des plans, des scénarii, des projections dans le futur (RTE, Négawatt, Ademe, AIE, GIEC, ...), tous sont unanimes pour conclure que, sans la sobriété, nous ne pourrons prétendre à aucune trajectoire viable. Nous devons tous nous transformer en colibris.
Rapport du GIEC et changements de nos modes de vie : sobriété et frugalité
Le GIEC rappelle que la sobriété reste un sujet clivant et peu porté par les politiques. La crainte d’être impopulaire aboutit à prendre du retard sur l’opinion. La crise sanitaire et la guerre en Ukraine montrent que nous sommes beaucoup plus flexibles que ne l’imagine nos décideurs.
Face au délire poutinien, l’Europe a su faire front, mais avec trop de mesure (freins économiques), avec trop de craintes (freins sur l’aide militaire). Un embargo sur le charbon russe a bien été décidé, mais pas encore sur le pétrole et sur le gaz. Les réticences sont fortes car les conséquences économiques et sociales à court terme sont très différentes d’un pays à l’autre. Les Allemands seraient parmi les plus impactés par un embargo sur le gaz russe en perdant momentanément entre 0,2 et 3% de leurs richesses produites (4). Pourtant, en organisant la solidarité à la fois entre pays et dans chaque pays, entre les couches sociales (par exemple en baissant momentanément les taxes sur l’énergie), l’embargo sur toutes les énergies russes serait envisageable avec ces répartitions des efforts. Le coût serait faible pour l’Europe, et bien inférieur aux 6% de baisse des richesses produites en 2020 dus au Covid. Et ce serait un vrai début pour s’affranchir des ressources d’un voisin belliqueux.
Ces questions n’ont pas été débattues entre les différents candidats des élections présidentielles.
Une campagne présidentielle hantée par le fantôme Climat
Selon les 4 ONG de l’« affaire du siècle », 1,5% à 5,5% du temps médiatique ont été consacré à l’environnement. Un exemple frappant : durant les 2 émissions « Elysée 2022 » sur la chaîne publique France 2, les 31 Mars et 5 Avril, seulement 11 minutes sur 6 h d’émission (1).
Cette quasi-disparition du « climat », pourtant 3ème préoccupation d’inquiétudes des français, a incité le quotidien Libération a interrogé 3 spécialistes (5) : l’historienne Laure Teutières, coordinatrice du « Greenwashing – Manuel pour dépolluer le débat public (Editions Le Seuil), le géographe belge Renaud Duterme, auteur de « Nos mythologies écologiques » (Editions Les liens qui libèrent), et le DG de Greenpeace, Jean-François Julliard, auteur de « Climat – 5 ans pour sauver l’humanité » (Editions Taillandier).
Il s’ensuit que, suite à l’invasion russe, beaucoup avaient envisagé de mettre un pull pour contribuer à l’embargo sur les énergies fossiles russes. Pourtant, dans les médias et le discours politique, ces économies d’énergie potentielles ont fait place à la sécurisation des sources. Il a même été envisagé d’avoir recours aux gaz de schiste américain ou de revenir au charbon ! Plus de gaz russe ? Allons en chercher ailleurs. Surtout, ne pas choquer l’électeur potentiel sur des « restrictions ». La sobriété ferait trop peur … Autant présenter tout de suite un substitut, des énergies décarbonées, plutôt que d’utiliser dans l’immédiat moins d’énergie, carbonée ou non carbonée. Même raisonnement sur l’alimentaire.
La crise ukrainienne a révélé que la croissance et le productivisme passe avant l’environnement. Dans le discours politique, l’écologie est passée au stade marginal. Même les candidats du 1er tour les mieux pourvus en programme écologique n’ont pas su porter politiquement l’ampleur et l’urgence des efforts collectifs à réaliser pour le tournant décisif de 2025.
Quant aux deux finalistes, mon humeur fatalement subjective me pousse à avancer que :
- Pour le président sortant et réélu, Emmanuel Macron, son improvisation sur l’écologie présentée à Marseille a porté principalement sur son bilan. Il est satisfait … et sa vision (le futur premier ministre aurait la charge de la planification écologique) porte à croire qu’il n’a pas vraiment pris la mesure du contenu du rapport du GIEC.
- Pour Marine Le Pen, la solution était simplette : une production complètement centralisée et à côté des clous (des EPR rapidement et à foison, suppression des éoliennes, … !!!).
Les financements prévus n’atteignent pas la moitié de ce qui est nécessaire pour assurer la transition énergétique (Patrick Arthus, économiste, sur France Culture, 7h – 9h du 19 Avril 2022). Le quoi qu’il en coûte ne s’applique pas à ce sujet. Est-il moins crucial que l’épidémie de Covid ?
Pourquoi les ¾ des votes se sont portés au 1er tour vers des programmes dépourvus de toute ambition environnementale ?
Pourquoi l’alternative pour l’environnement au second tour revient à choisir entre un discours qui semble réaliste mais si peu dans le rythme imposé par les faits (E. Macron) et un discours empreint d’un déni de la situation - pseudo-souveraineté et minimisation des enjeux écologiques - et propositions totalement irréalistes techniquement et économiquement (M. Le Pen) ?
La réponse réside peut-être dans le fait que le rapport du GIEC, c’est scientifique, donc politiquement neutre (6). Même si la sobriété, les inégalités, la répartition des efforts, la solidarité, les rapports nord/sud sont cités dans ce rapport, les politiques pensent à tort que ces angles d’analyse et de réponses sont trop complexes, trop démobilisant - la France ne peut pas à elle seule sauver la planète -. Souvent, c’est l’angle technologique de la décarbonation qui est mis en avant (EPR, robotisation, tout numérique, …) par les décideurs et les gros industriels.
Un réveil citoyen pour le 3ème tour ?
Le climat et l’environnement marginalisés sur la scène nationale tendent pourtant à s’enraciner au niveau local. Les résultats électoraux précédents à ces échelles ont été beaucoup plus favorables aux votes écolo.
Le troisième tour, c’est à dire les très prochaines élections législatives, moins nationales, plus proche du terrain, sera peut-être plus compatible avec les enjeux auxquels nous sommes contraints de répondre au plus vite.
Nous arrivons à un nouveau pied du mur.
Climat et l’environnement : sommes-nous au pied du mur ?
- « Le climat, sujet d’inquiétude et grand absent des débats » - Le Monde, 10 et 11 Avril 2022 - Audrey Garric
- « Climat : le GIEC appelle à des mesures immédiates et drastiques » - Le Monde, 6 Avril 2022 - Audrey Garric et Perrine Mouterde
- « La sobriété, un levier d’action » - Le Monde - 6 Avril 2022 - Perrine Mouterde
- « Un embargo européen sur les énergies russes, quoiqu’il en coûte » - Libération - 6 Avril 2022 - Pierre-Yves Géoffard
- « L’écologie en rase campagne » - Libération - 7 Avril 2022 - Thibaut Sardier
- « Ecologie, une disparition politique » - Le Monde - 17 et 18 Avril 2022 - Stéphane Foucart
À propos de l'auteur
Bernard Sesolis
Consultant Energie - Environnement, Docteur en géophysique spatiale environnement, Bernard Sesolis a une longue expérience en secteurs publics (Ministère de l’Equipement) comme privés (fondateur et directeur des bureaux d’études Tribu puis Tribu-Energie). Auteur de nombreux ouvrages, il est également investi dans plusieurs associations (AICVF, Effinergie, ICEB...). il poursuit actuellement ses activités de conseil et de formation dans le domaine des bâtiments respectueux de l’environnement et soucieux des usagers
Bonjour, merci pour cet article que j'ai lu avec beaucoup d'intérêt (et partagé). Il a le mérite d'être explicite. Qu'il soit bien évidemment constructif...