Par Bernard SESOLIS, expert Energie Environnement le 22 Avril 2024
Ce début 2024 aura été marquée par la colère des agriculteurs et une mise en scène assez bien rodée consistant à opposer le monde agricole et l’écologie. Combien de fois a-t-on entendu la rengaine sur l’écologie punitive ! Combien de fois a été rappelé l’épisode des gilets jaunes ! Une cerise sur le gâteau aura consisté à surfer sur le cinquantième anniversaire de la mort du Président Pompidou pour rappeler un de ses « bons mots » à propos des normes et de l’Europe lorsqu’il déclara en pleine période des 30 Glorieuses, période du béton à tout va, de l’amiante à tout va, du nucléaire à tout va, de la bagnole à tout va : « il faut arrêter d’emmerder les français ».
Ah, le bon sens populaire ! Ah, quelle belle fraîcheur du propos que certains partis politiques (à vous de deviner lesquels …) réchauffent avec succès ! Il est à craindre lors des prochaines élections européennes que cette stratégie associée également au thème de l’immigration leur donne raison … politiquement.
Dans cette douce ambiance, les gouvernants reculent sur les questions environnementales comme par exemple, sur la fin des pesticides ou sur une programmation claire et cohérente concernant l’énergie.
La sémantique aussi dérape de manière à maintenir un statut quo. Les lobbies agricoles, FNSEA en tête, parlent de « sécurité alimentaire », les lobbies énergétiques, EDF en tête, parlent « d’indépendance », les politiques parlent de « souveraineté ». Une actualisation des mots qui peine à cacher l’inertie et la détestation des changements radicaux rendus nécessaires par des décennies d’inaction.
Fragmenter ainsi les problèmes facilite la compréhension des discours, schématise la réflexion et permet de populariser, au mauvais sens du terme. Fragmenter permet également de se présenter comme étant le seul « compétent » à pouvoir agir dans « son » domaine. Ce positionnement politique fait très bon ménage avec le techno-solutionisme.
Il nous resterait qu’à nous adapter au cas où leurs solutions ne marcheraient pas ….
La radicalité, seule voie raisonnable après trop d’attentisme
Atténuer, ce n’est pas s’adapter
La priorité des priorités, c’est d’atténuer le changement climatique, de continuer coûte que coûte à tenter de répondre aux accords de Paris de la COP 21. Mais, avec le temps qui passe et l’inaction, ce qui reste à faire devient de plus en plus urgent, brutal, contraignant, « punitif ».
Nous sommes au pied du mur et les mois et années qui arrivent sont maintenant cruciaux. Il n’est plus question de « jouer la montre » comme la COP 28 l’a encore institué.
Dans un récent article du Monde Diplomatique [1], des chercheurs mettent en évidence l’urgence de trouver des démarches conduisant à des changements radicaux et systémiques pour l’atténuation. Christophe Béchu, l’actuel ministre de l’Ecologie pense que, sous couvert de réalisme, les accords internationaux ne seront pas tenus et qu’il faut mettre en place des politiques permettant la mise en œuvre d’un système de vases communicants entre l’atténuation et l’adaptation. Mais des experts du GIEC ont montré que de telles compensations n’étaient envisageables qu’avec l’hypothèse d’un réchauffement global en 2100 ne dépassant pas les 1,5° de la COP 21. A +4°, l’adaptation serait un leurre car la compensation à ce niveau de réchauffement serait inaccessible. Alors, d’hypothétiques solutions techniques indépendantes sont envisagées. La réalité ne colle pas avec ce schéma. Les interactions sont mondiales et les rétro réactions sont souvent non linéaires.
Mais les champions du futur, GAFAM en tête, nous proposent des lendemains tels qu’ils le souhaitent pour leurs business. Allez, tout le monde en route dans sa tuture électrique autonome. Et nous voilà embarqués dans la transition du tout électrique, belle manière de segmenter la question de l’atténuation et donc de passer à côté de la transition écologique, seule voie possible pour un futur soutenable pour tous.
Des changements d’énergies nécessaires mais très insuffisants
Si ce n’est déjà fait, je vous conseille la lecture de l’article de Bernard Reinteau « Sans transition, une nouvelle histoire de l’énergie » sur le site Xpair, qui résume un ouvrage de l’historien Sébastien Fressoz. Celui, démontre que les « transitions énergétiques » n’existent pas dans la mesure où une énergie ne se substitue pas à une autre, elle vient s’y ajouter. En matière énergétique, le « phasisme » est une erreur d’analyse.
A ce sujet, des exemples récents ne manquent pas. Stéphane Foucart rappelle dans « Le Monde » [2] qu’entre 2009 et 2024, la production du pétrole brut a doublé au Texas quand bien même les énergies renouvelables (EnR) ont été fortement promues par Obama. Si les conditions d’usage et la croissance persistent, le remplacement des énergies fossiles par du nucléaire et des EnR est une vue de l’esprit. Les entreprises liées aux énergies fossiles, en particulier, les pétroliers, le savent et font tout dans ce sens. La principale résolution de la COP 28 est de ce point de vue très démonstrative.
Sans changements sociétaux et économiques radicaux, parvenir à atténuer suffisamment le changement climatique est impossible.
Il faut oublier de considérer que l’illusoire transition énergétique en serait la clé principale. L’innovation technique et la volonté politique collective peuvent-elles être mises à profit pour réduire à grande échelle l’empreinte matérielle des activités humaines sur l’environnement ? Peuvent-elles tarir les relais de croissance et réduire la taille des économies ? [2]. Pour l’Agence Internationale de l’Energie (AIE), la transition énergétique est patente au regard du développement indéniable des EnR. Effectivement, elles limitent la hausse des énergies fossiles qui, du coup, croissent moins vite ! Selon Stéphane Foucart : « La transition énergétique n’éteindra pas l’incendie, mais permettra de sauver quelques meubles » [2].
Le nucléaire ou le nouveau faux espoir
Alors, il resterait la pierre philosophale du nucléaire ...
Il y a un an, l’Allemagne fermait ses 3 derniers réacteurs en activité et en même temps, la Finlande raccordait enfin son EPR d’Olkluoto pour lequel le premier coup de pelle date de 1992, époque où le concept de ce nouveau réacteur était encore à l’état de projet. Après 31 années de contentieux, de factures explosives, de débâcle française (abandon du projet Astrid, chute d’Areva, perte de compétences de la filière, …), le réacteur tourne cahin-caha [3]. Ce qui n’est toujours pas le cas de Flamanville ...
Malgré ces fiascos, Bruno Lemaire, patron de Bercy mais aussi ministre chargé de l’énergie, a porté un projet de loi sur la souveraineté énergétique avec une grosse part dédiée au nucléaire et, accessoirement, au développement des EnR, mais sans ambition chiffrée. C’est le retour aux années 1970-80 [4]. Du point de vue économique et environnemental, c’est à l’opposé de la raison, c’est un fantasme, c’est parfaitement idéologique. Ange Pottin, philosophe des sciences, traite cette attitude dans son ouvrage « Le nucléaire imaginé » (Edition La Découverte – 2024). Dès les années 50, le nucléaire est pensé comme une énergie déconnectée de l’emprise terrestre. Ses créateurs et, aujourd’hui, ses défenseurs, se justifient en minimisant les difficultés humaines et techniques et mettent en avant l’indépendance, la pilotabilité, ... dans un monde clos et artificiel.
Quelques chiffres vont nous faire revenir sur Terre.
Actuellement, 413 réacteurs sont en service dans une trentaine de pays. Le nucléaire représente 9,2% de la production mondiale d’électricité (21,9% en Europe).
60 réacteurs sont en construction dont 26 en Chine. Le rythme de construction représente + 5 GW par an. Le solde reste néanmoins négatif avec les fermetures de centrales en Allemagne, Taïwan et Belgique.
A la COP 28, une vingtaine d’Etats ont annoncé un objectif groupé de triplement du nucléaire en 2050 [5]. Pour y parvenir, il faudra prolonger le fonctionnement des 413 réacteurs de la planète jusqu’à 80 ans (âge moyen = 32 ans, le plus vieux, en Suisse = 54 ans). Je n’ai pas réussi à obtenir un chiffrage économique de cette hypothèse. Il est probable que la note serait extrêmement salée compte-tenu des problèmes de sécurité accrus avec la durée.
29 réacteurs ont été fermés avec un âge moyen de 43 ans selon le World Nuclear Industry Status Report. Tripler la production via le nucléaire suppose beaucoup de constructions de grosses puissances et/ ou d’innombrables petits réacteurs (SMR) qui devraient représenter une augmentation de + 25 à + 30 GW par an. Pour parvenir à ce changement de rythme, il faudrait régler au moins deux « petits » problèmes : le financement et les ressources humaines. Sans oublier les menaces de ruptures d’approvisionnements d’uranium, d’autres matières premières indispensables, de tensions géopolitiques d’un genre nouveau si les PMR prolifèreraient. Quant aux déchets, pas de problème comme dirait Jancovici !
Nos dirigeants sont beaucoup plus pointilleux pour ramener le déficit à moins de 3% en imposant des économies parfois très mal placées que pour budgéter 67,4 milliards € a minima à investir (le chiffre définitif sera évidemment bien plus important ...) pour construire 6 nouveaux EPR dont le premier pourrait produire dès 2035 !
Déjà un premier dérapage. EDF prévoyait de finaliser les études de conception générale des futurs EPR2 à l’automne 2023. Il faudra attendre l’été 2024 avant d’entamer la conception détaillée, autrement plus délicate, chronophage et coûteuse (au moins 20 millions d’heures d’ingénierie). Le gouvernement espère néanmoins un premier coulage du béton dès 2027 sur le site de Penly (76) [7]. Mais, 6, ce n’est pas suffisant aux yeux de nos dirigeants. Il est déjà projeté de construire 8 EPR2 de plus.
Petits rappels sur les coûts (oui, je sais, ce sont des prototypes) :
Flamanville = 19 milliards € au lieu de 3,4.
Hinkley Point, au Royaume Uni = 2 EPR livrés a priori en 2027-28 pour 32,7 milliards € au lieu des 18 prévus. [6]
Rassurez-vous. EDF, endettée jusqu’au cou et devant investir de manière colossale est à nouveau nationalisée à 100%. Ce serait un beau fiasco économique collectif.
Energies : radicalité contre radicalité
Dans certains pays, mais particulièrement en France, les décisions concernant l’énergie nucléaire comme sujet prioritaire pour mener la transition écologique sont d’une totale radicalité. Radicalité s’appuyant sur beaucoup d’incertitudes et de risques, radicalité s’appuyant sur le long terme. Pour une fois que les politiques se projettent ainsi, pas de chance, c’est sur un mauvais sujet !
Tout cet argent, tous ces efforts recentrés sur le prolongement des réacteurs actuels et une sortie progressive et définitive, sur un développement plus actif des EnR et du stockage, tout cela reste une alternative réaliste que beaucoup d’acteurs ont déjà chiffrée. C’est une autre radicalité bien plus efficace car elle répond à l’urgence de l’atténuation (ce que le nucléaire ne peut pas faire) et elle induit des réformes structurelles : priorité aux économies d’électricité, à la décentralisation de sa production, aux transports collectifs, à la maîtrise générale des consommations électriques (IA, clouds, bâtiments, …), à la suppression des accélérations inutiles, images détournées du progrès, au retour à la réparabilité, à l’abandon de la surproduction et de la surconsommation, à la redécouverte de la frugalité.
Faire croire à l’écologie punitive est électoralement efficace mais, ce faisant, c’est punir l’écologie. Il faut être radicalement contre ces discours démagogiques et avoir le courage politique de le dire et de l’expliquer.
En prolongement à cette humeur, je reviendrai sur un sujet qui concerne plus directement les lecteurs de Xpair : les consommations électriques dans les bâtiments avec un retour sur la RE2020 pour illustrer le sort réservé aux économies d’électricité dans les constructions.
- « Eviter l’autoritarisme climatique », Le Monde Diplomatique - Mars 2024 - Fabienne Barataud, Laurent Husson, Stéphane Mariette (membre du Comité Scientifiques en rébellion)
- « Vous avez dit : transition énergétique ? - Le Monde - 3 et 4 Avril 2024 - Stéphane Foucart
- « D’une débâcle à l’autre » - Le Monde - 18 Avril 2023 - Philippe Escande
- « 2024, année atomique » - Le Monde - 16 Janvier 2024 - Jean-Michel Bezat
- « Les nombreux défis de la relance du nucléaire » - Le Monde - 22 Mars 2024 - Adrien Pécout
- « Coûts nucléaires VS EnR + stockage » - Le Moniteur.fr - 18 Décembre 2023
- « Réacteurs nucléaires : EDF retarde ses plans » - Le Monde - 24 Février 2024 - Adrien Pécout
À propos de l'auteur
Bernard Sesolis
Consultant Energie - Environnement, Docteur en géophysique spatiale environnement, Bernard Sesolis a une longue expérience en secteurs publics (Ministère de l’Equipement) comme privés (fondateur et directeur des bureaux d’études Tribu puis Tribu-Energie). Auteur de nombreux ouvrages, il est également investi dans plusieurs associations (AICVF, Effinergie, ICEB...). il poursuit actuellement ses activités de conseil et de formation dans le domaine des bâtiments respectueux de l’environnement et soucieux des usagers